Dossier : T‑1548‑12
Référence : 2015 CF 305
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
ENTRE : |
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
demandeur |
et |
GRACE DAPHNE EKWI OMELEBELE, LLOYD VINCENT OMELEBELE (alias LLOYD VINCENT MCSTEPHENS OMELEBELE), AMY IJEOMA OMELEBELE (alias AMY IJEOMA MCSTEPHENS OMELEBELE |
défendeurs |
ORDONNANCE ET MOTIFS
LA JUGE STRICKLAND
[1] La Cour est saisie d’une requête en jugement sommaire présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) en vertu des articles 213 et 215 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles) en vue d’obtenir un jugement sommaire ainsi qu’un jugement déclarant, en vertu des articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C‑29, que les défendeurs Grace Daphne Ekwi Omelebele et son fils, Lloyd Vincent Omelebele (alias Lloyd Vincent McStephens Omelebele) (les défendeurs), ont acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le ministre demande également à la Cour de mettre fin à l’action contre la fille de Mme Omelebele, la défenderesse Amy Ijeoma Omelebele (alias Amy Ijeoma McStephens Omelebele), qui est maintenant décédée.
[2] Pour les motifs ci‑après énoncés, je suis convaincu que la requête en jugement sommaire du ministre devrait être accueillie et que le jugement déclaratoire réclamé devrait être rendu par la Cour en vertu de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté.
Le contexte factuel
[3] Aux termes de l’alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté, une personne perd la citoyenneté lorsque, comme il est allégué en l’espèce, le gouverneur en conseil est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition de la citoyenneté est intervenue au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens. (par. 10(2)). Le ministre ne peut établir le rapport en question sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens (paragraphe 18(1)) et sans que la Cour ait décidé, sur demande de l’intéressé, que la citoyenneté a été acquise de la manière alléguée (alinéa 18(1)b)).
[4] En l’espèce, le ministre a exposé dans le dossier de sa requête le fondement factuel de ses allégations ainsi que le processus ayant conduit à l’introduction de la présente requête en jugement sommaire. Il n’est pas nécessaire d’aborder la question, étant donné que Mme Omelebele a admis qu’elle avait fait de fausses déclarations et dissimulé intentionnellement des faits essentiels lorsqu’elle avait demandé l’asile pour elle‑même et pour ses enfants et que leur citoyenneté découlait de ses fausses déclarations, de sorte qu’ils sont à première vue des candidats à une révocation de la citoyenneté en vertu de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté.
[5] Toutefois, bien qu’ils ne contestent pas sur ce fondement qu’il y ait une véritable question litigieuse, les défendeurs affirment qu’il y a une autre véritable question que la Cour devrait examiner, en l’occurrence celle de savoir si le délai de six ans qui s’est écoulé avant l’introduction de la présente instance constitue un abus de procédure de la part du ministre dont la réparation consisterait à accorder une suspension d’instance.
[6] Au moyen des observations écrites qu’ils ont présentées en réponse à la requête en jugement sommaire du ministre, les défendeurs demandent à la Cour de rendre un jugement sommaire en leur faveur et de suspendre l’instance en révocation de la citoyenneté ou, à titre subsidiaire, de rejeter la requête en jugement sommaire du ministre pour qu’une audience puisse être convoquée pour trancher la question de l’abus de procédure. Les défendeurs n’ont pas déposé de requête à l’appui de la réparation qu’ils réclament.
Les questions en litige
[7] À titre préliminaire, le ministre demande à la Cour de mettre fin à l’action contre Amy Ijeoma Omelebele, qui est décédée à l’âge de 17 ans le 15 novembre 2012. L’avocat des défendeurs a accepté à l’audience que la Cour prenne cette mesure, qui est accordée sans frais et sans qu’il soit nécessaire de déposer un avis de désistement (articles 55 et 106 des Règles).
[8] Voici les questions en litige :
i. La requête en jugement sommaire du ministre devrait‑elle être accueillie?
ii. Le temps que le ministre a laissé s’écouler avant d’introduire la présente action constitue‑t‑il un abus de procédure justifiant une suspension de l’instance?
i. Jugement sommaire
[9] Le ministre a précisé les faits et présenté des éléments de preuve de façon suffisamment détaillée pour démontrer que les défendeurs avaient acquis la citoyenneté au moyen de fausses déclarations et de dissimulation intentionnelle de faits importants. De plus, les défendeurs ont admis qu’ils avaient ainsi obtenu la citoyenneté dans leurs actes de procédure, lors de l’enquête préalable et lors de l’examen de la présente affaire, de sorte qu’ils risquent de perdre leur citoyenneté. Par conséquent, dans ces conditions, je suis convaincu que la requête en jugement sommaire du ministre ne soulève aucune véritable question litigieuse.
[10] La seule question qu’il nous reste à examiner est donc celle de savoir si le ministre a commis un abus de procédure constituant une véritable question litigieuse comme l’affirment les défendeurs.
ii. Abus de procédure / suspension d’instance
[11] À titre préliminaire et comme nous l’avons déjà mentionné, les défendeurs ne réclament un jugement sommaire qu’en réponse à la requête du ministre. Il est clair que la partie qui demande un jugement sommaire doit la présenter en signifiant et en déposant un avis de requête, ainsi qu’un dossier de requête (paragraphes 213(1) et 213(3) des Règles), ce qui donne à la partie adverse la possibilité de déposer un avis de requête en réponse (paragraphe 213(4)). Les défendeurs n’ont pas présenté de requête en réponse et ils n’ont pas non plus demandé à la Cour de les dispenser de l’obligation de se conformer à l’article 213. Par conséquent, la requête en jugement sommaire des défendeurs est rejetée pour vice de procédure.
[12] Toutefois, étant donné que, dans leur défense, les défendeurs ont plaidé que le délai qui n’a pas été expliqué leur a causé un préjudice psychologique et émotionnel grave, la Cour examinera la question de savoir si les observations formulées par les défendeurs à cet égard constituent une véritable question litigieuse (paragraphe 215(1) des Règles).
La position des défendeurs
[13] Les défendeurs affirment qu’un délai peut constituer un abus de procédure (Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307 [Blencoe]) et qu’en l’espèce, le délai était déraisonnable et excessif et qu’il leur a causé un préjudice important. De plus, ce délai satisfaisait aux trois critères énoncés dans le jugement Canada (Citoyenneté et Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, [2012] 1 RCF 169 [Parekh] (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bilalov, 2013 CF 887, au paragraphe 22, 19 Imm LR (4th) 265 [Bilalov]). Dans le cas qui nous occupe, les défendeurs ont admis avoir fait de fausses déclarations au cours de la première instance qui s’est déroulée devant la CISR en vue de faire annuler leur statut de réfugié et il s’agissait d’une question simple qui aurait dû être réglée rapidement. De plus, les défendeurs ont admis que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) savait en janvier 2003 qu’une procédure d’annulation avait été entamée et la Commission d’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a révoqué le statut des défendeurs en octobre 2005. Toutefois, cette décision a été suivie par un délai de six ans pendant lequel aucune autre mesure n’a été prise. Pour ce qui est du préjudice, Mme Omelebele affirme dans son affidavit que le stress et l’incertitude entourant son statut de citoyenneté lui ont causé encore plus d’anxiété, des migraines plus fréquentes et de la dépression.
[14] Dans son affidavit, son fils, Lloyd Omelebele, affirme qu’il a grandi au Canada et qu’il a eu l’impression de vivre dans l’incertitude ou en sursis pendant la période écoulée entre la date à laquelle son statut de réfugié a été annulé et celle à laquelle il a été informé que la procédure de révocation de sa citoyenneté avait été entamée.
[15] Les défendeurs affirment également que la réponse qu’ils ont reçue de CIC à la demande que Mme Omelebele avait présentée en 2005 en vue d’obtenir la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire signifiait qu’aucune mesure ne serait prise pour modifier ce statut. Cette situation a aggravé les difficultés causées par le délai après l’introduction de l’instance en révocation de la citoyenneté.
[16] Les défendeurs affirment que l’abus de procédure justifie dans ces conditions la réparation que constitue la suspension de l’instance (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391, au paragraphe 90, 151 DLR (4th) 119 [Tobiass]; Parekh, précité).
La position du ministre
[17] Le ministre affirme que la Cour ne devrait pas tenir compte de la demande de suspension à défaut de requête formelle. En tout état de cause, le critère permettant d’obtenir une suspension n’a pas été respecté (Tobiass, aux paragraphes 89 et 90; (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Obodzinsky, [2000] ACF no 1675, 14 Imm LR (3d) 184 [Obodzinsky], conf. par 2001 CAF 158, autorisation d’appel à la CSC refusée [2002] 289 NR 390).
[18] Pour pouvoir suspendre l’instance pour cause de délai, la Cour doit également être convaincue que le délai est excessif au point d’avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public (Blencoe, précité, aux paragraphes 101, 115, 120 à 122, 133). Il n’y a pas lieu de mettre fin à une affaire renvoyée en vertu de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté uniquement en raison d’un délai si l’intéressé n’est pas en mesure de démontrer qu’il a subi un préjudice (Bilalov, précité, aux paragraphes 23 et 24; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Campbell, 2014 CF 40, aux paragraphes 19 et 20 [Campbell]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kawash, 2003 CFPI 709, aux paragraphes 15 et 16).
[19] En l’espèce, la preuve présentée par les défendeurs n’a pas réussi à démontrer qu’ils ont subi un préjudice important, notamment sur le plan médical, en raison d’un délai. De plus, le délai n’était pas excessif au point de vicier la procédure, l’intérêt public est mieux servi par le prononcé d’un jugement déclaratoire et le gouverneur en conseil peut tenir compte du délai ou de l’écoulement du temps avant de décider de l’opportunité de révoquer la citoyenneté de l’intéressé (Oberlander c Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, aux paragraphes 11 à 17; Oberlander c Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, au paragraphe 10, [2010] 4 RCF 395; Obodzinsky, précité, aux paragraphes 15 et 16).
Analyse
[20] Ainsi qu’il a été jugé dans l’arrêt Blencoe, le délai ne justifie pas, à lui seul, une suspension de l’instance comme abus de procédure en common law. Il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important (au paragraphe 101).
[21] Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada examinait un délai causé par l’État qui s’était écoulé dans le traitement d’une plainte en matière de droits de la personne. Elle a jugé que, lorsque le délai écoulé compromettait la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment lorsque des témoins essentiels étaient décédés ou que des preuves avaient été perdues, le délai dans les procédures administratives pouvait être invoqué pour contester la validité de ces procédures ou pour justifier une réparation. En l’espèce, les défendeurs n’affirment pas que leur droit à une audience impartiale ou leur capacité de répondre à l’action a été compromis.
[22] Toutefois, dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême a également déclaré qu’elle serait disposée à reconnaître qu’un délai inacceptable pouvait constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l’équité de l’audience n’avait pas été compromise.
[115] […] Dans le cas où un délai excessif a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure. L’abus de procédure ne s’entend pas que d’un acte qui donne lieu à une audience inéquitable et il peut englober d’autres cas que celui où le délai cause des difficultés sur le plan de la preuve. Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire. Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n’y a aucune atteinte à l’équité de l’audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important. Il doit s’agir d’un délai qui, dans les circonstances de l’affaire, déconsidérerait le régime de protection des droits de la personne. La question difficile dont nous sommes saisis est de savoir quel « délai inacceptable » constitue un abus de procédure.
[23] La Cour a déclaré que, pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, le tribunal doit être convaincu que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures. Pour qu’il y ait abus de procédure, il faut que les procédures soient injustes au point d’être contraires à l’intérêt de la justice, mais les cas de cette nature sont extrêmement rares (au paragraphe 120).
[24] À cet égard, le délai doit être déraisonnable ou excessif :
[122] La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.
[25] Dans ce contexte, il est nécessaire d’examiner en premier lieu la chronologie des faits à l’origine de l’introduction de l’instance en révocation de la citoyenneté dans le cas qui nous occupe :
▪ les défendeurs sont arrivés au Canada en 1999 (dossier de requête du demandeur, à la page 38);
▪ en juin 2000, les défendeurs obtiennent le statut de réfugiés au sens de la Convention (dossier de requête du demandeur, à la page 57);
▪ en mars 2001, les défendeurs obtiennent la résidence permanente (dossier de requête du demandeur, aux pages 62 à 67);
▪ le 23 décembre 2002, CIC reçoit des renseignements suivant lesquels Mme Omelebele aurait fait de fausses déclarations sur des faits essentiels lors de son admission au Canada (dossier de requête du demandeur, aux pages 120 à 141);
▪ le 30 mai 2003, Mme Omelebele présente une demande de citoyenneté pour elle‑même et pour ses enfants (dossier de requête du demandeur, aux pages 68 à 78);
▪ le 23 février 2004, le ministre présente une demande en vue de faire réexaminer et annuler le statut de réfugié des défendeurs (dossier de requête du demandeur, aux pages 85 et 86);
▪ le 17 mars 2004, les défendeurs déposent une demande de dispense de visa de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire (dossier de requête du demandeur, aux pages 184 à 191);
▪ le 15 juillet 2004, les défendeurs obtiennent la citoyenneté (dossier de requête du demandeur, aux pages 82 à 84);
▪ le 13 janvier 2005, la CISR informe CIC que des procédures sont en cours en vue de faire annuler le statut de réfugié des défendeurs (dossier de requête du demandeur, à la page 174);
▪ le 5 octobre 2005, la CISR annule le statut de réfugié des défendeurs (dossier de requête du demandeur, à la page 159);
▪ le 7 juillet 2008, CIC rejette la demande de résidence permanente présentée à partir du Canada par le défendeur pour des motifs d’ordre humanitaire (dossier de requête du demandeur, à la page 183);
▪ Le 11 octobre 2011, CIC reçoit une copie certifiée de la décision d’annulation de la CISR (dossier de requête du demandeur, à la page 174 : observations écrites des défendeurs, au paragraphe 9);
▪ Des avis préalables à l’annulation de la citoyenneté sont déposés le 1er février 2012 et signifiés le 21 février 2012 précisant que le ministre a l’intention de faire rapport au gouverneur en conseil conformément à l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté (dossier de requête du demandeur, aux pages 167 à 172; observations écrites des défendeurs, au paragraphe 10);
▪ Le 9 mars 2012, les défendeurs demandent que l’affaire soit renvoyée à la Cour;
▪ La déclaration faisant l’objet de la requête en jugement sommaire du ministre est déposée le 15 août 2012.
[26] Suivant les défendeurs, on peut soutenir que CIC aurait pu prendre connaissance dès décembre 2002 des fausses déclarations, lorsque le bureau local d’immigration de Toronto a reçu du mari de Mme Omelebele des renseignements faisant état de ces fausses déclarations. Les défendeurs affirment toutefois que le ministre n’a pas précisé s’il était au courant de ces renseignements. Toutefois, en janvier 2005, le ministre a été avisé, dans une communication adressée à CIC par la CISR, que la procédure en révocation du statut de réfugié des défendeurs était en cours. Bien que la décision de la CISR ait été rendue le 5 octobre 2005, aucune autre mesure n’a été prise jusqu’au moment où une copie de cette décision a été fournie à CIC en octobre 2011. Le ministre n’a donné aucune raison pour expliquer ce délai de six ans.
[27] Dans l’affaire Bilalov, tout comme en l’espèce, le ministre avait présenté une requête en jugement sommaire visant à obtenir un jugement déclarant que Bilalov avait acquis la citoyenneté au moyen de fausses déclarations ou d’une dissimulation frauduleuse. Bilalov a admis ces faits, mais a fait valoir, dans sa défense, que le délai de traitement équivalait à un abus de procédure et que la suspension de l’instance constituait une réparation appropriée. Le ministre n’avait offert aucune explication quant au délai de plus de cinq ans.
[28] Le juge Zinn a cité le jugement Parekh, dans lequel la juge Tremblay‑Lamer a proposé trois principaux facteurs pour apprécier le caractère raisonnable d’un délai : 1) le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire; 2) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire; 3) l’incidence du délai (au paragraphe 28). Le juge Zinn a fait observer que les faits nécessaires pour justifier une révocation de la citoyenneté avaient été admis par le défendeur lorsqu’il avait plaidé coupable à l’infraction d’avoir fait une fausse déclaration dans sa demande de citoyenneté et qu’il ne s’agissait pas d’une affaire complexe ni d’une affaire requérant un examen supplémentaire. Les deux premiers facteurs jouaient donc en faveur de la demande de suspension de Bilalov. Le fait que le ministre n’avait offert aucune explication quant au délai dans le traitement de la révocation était très troublant et militait également en faveur de Bilalov. Toutefois, Bilalov n’avait soumis aucun élément de preuve démontrant que le délai avait eu une incidence sur lui. La Cour ne pouvait donc pas conclure que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi. Elle a donc refusé d’accorder le délai demandé. Voir également l’affaire Campbell, dans laquelle un délai a été refusé dans des circonstances semblables à la suite d’un délai de six ans qui n’avait pas été expliqué.
[29] À mon avis, bien que le délai de six ans qui est survenu en l’espèce était inacceptable compte tenu du fait que l’affaire n’était pas complexe et qu’aucune explication n’a été offerte quant au délai, les défendeurs n’ont pas démontré que ce délai leur avait causé directement un préjudice important.
[30] À cet égard, bien que les défendeurs invoquent le jugement Parekh, je ne crois pas que, compte tenu de leur situation, cette décision leur soit utile. Dans cette affaire, les défendeurs avaient légalement acquis la résidence permanente, mais frauduleusement obtenu la citoyenneté. Ils avaient plaidé coupables à l’infraction d’avoir fait de fausses déclarations dans leurs demandes de citoyenneté. Comme tous les faits étaient admis, les arguments en faveur de la révocation de leur citoyenneté étaient simples. Toutefois, le délai de cinq ans que l’État avait laissé s’écouler avant de procéder à la révocation d’un dossier jugé peu complexe avait été considéré comme ayant causé un réel préjudice aux défendeurs. Non seulement avaient‑ils perdu la possibilité de demander de nouveau la citoyenneté qu’ils pouvaient réclamer en tant que résidents permanents non susceptibles d’être expulsés, mais leur demande de passeport avait été refusée en raison des procédures en cours, et leur demande de parrainage de leur fille, qui cherchait à obtenir la résidence permanente au Canada, avait été suspendue pour la même raison.
[31] Par contraste, les défendeurs ne prétendent pas en l’espèce que leurs droits de citoyen ont été violés. À la différence des défendeurs dans l’affaire Parekh, ils ont obtenu et renouvelé leur passeport canadien et se sont rendus au Nigeria au moins deux fois pour rendre visite à des membres de leur famille. De plus, à la différence des défendeurs dans l’affaire Parekh, ils n’ont pas perdu l’occasion de présenter une nouvelle demande de citoyenneté. En outre, pendant le délai qui s’est écoulé, les défendeurs ont travaillé, étudié et conservé l’accès à tous les services gouvernementaux, notamment aux soins de santé.
[32] Comme nous l’avons déjà signalé, l’arrêt Blencoe envisage effectivement qu’il existe des circonstances dans lesquelles le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure, du fait qu’il cause « un préjudice psychologique important à une personne ou a entaché sa réputation » (au paragraphe 115). Bien que les défendeurs adoptent le point de vue selon lequel le délai leur a causé un préjudice important sur le plan émotif et mental et qu’il a entraîné une détérioration de leur santé physique, j’estime que ces allégations n’ont pas été démontrées par la preuve.
[33] Mme Omelebele affirme dans son affidavit que le dossier médical de son médecin de famille, qu’elle a annexé, démontre à quel point elle consultait fréquemment son médecin en raison des problèmes qu’elle vivait en raison du stress [traduction] « causé par la question de la citoyenneté ». En fait, le dossier ratisse large et fait état de divers problèmes de santé. Il remonte par ailleurs à 2005, de sorte qu’il n’est pas possible de comparer la fréquence de ses visites avec la période précédant l’annulation de son statut de réfugié et celle pendant laquelle sa citoyenneté a été remise en question.
[34] De plus, bien qu’au fil des ans, on trouve certaines mentions de migraines, on ne trouve au dossier aucune indication quant à une augmentation de leur fréquence ou de leur gravité ou de précisions quant à leurs causes. Le dossier du médecin de famille signale bien le stress au travail et l’anxiété découlant de problèmes reliés au travail et notamment la suspension de Mme Omelebele de son travail. Il mentionne également le décès de sa fille et la réaction de deuil de Mme Omelebele. Toutefois, ce n’est qu’en 2013, à la suite de la délivrance des avis préalables à la révocation de la citoyenneté qu’elle mentionne ses préoccupations au sujet de sa citoyenneté. Le dossier indique que, le 18 avril 2013, elle a mentionné qu’elle était très contrariée, que son avocat l’avait informée que sa citoyenneté pouvait être révoquée et qu’elle avait tenté d’obtenir de son médecin une lettre déclarant qu’elle ne pourrait se présenter à une audience de l’immigration en raison de son état psychologique. Le dossier indique également qu’en décembre 2013, elle avait fait état de [traduction] « beaucoup de problèmes avec les autorités de l’immigration » et qu’elle [traduction] « s’est présentée à l’audience d’immigration [...] l’avocat demandera des rapports. Elle a depuis 2004 des problèmes avec l’immigration. S’est fait conseiller de demander une lettre en vue d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Elle est déjà citoyenne canadienne ».
[35] Ces éléments ne démontrent pas que Mme Omelebele a subi un préjudice psychologique et physique causé directement par le délai qu’accusait le traitement de la procédure de révocation de sa citoyenneté. Les principales causes de stress mentionnées dans le dossier concernaient les problèmes relatifs à son travail et, comme on peut le comprendre, le décès de sa fille. Son statut d’immigrante n’a été soulevé qu’en 2013 et aucun lien n’a été établi entre ce statut et la détérioration de sa santé physique ou mentale.
[36] Une lettre du 24 mai 2011 d’un neurologue consultant adressée au médecin de famille de Mme Omelebele indique qu’elle [traduction] « souffre de maux de tête depuis la fin de ses études secondaires [...] Parmi les déclencheurs, mentionnons les menstruations, les variations de température, le manque de sommeil, le stress, le chocolat, les noix, les aliments épicés et l’éclairage au fluorescent ». Aucune allusion n’est faite à son statut d’immigrante et la lettre conclut que ses migraines [traduction] « ne sont pas suffisamment fréquentes pour justifier une thérapie préventive ».
[37] Une lettre du 19 avril 2013 adressée par un psychiatre consultant au médecin de famille de Mme Omelebele affirme qu’elle présentait des symptômes de dépression et d’anxiété. Elle avait expliqué que, depuis le décès de sa fille, elle était devenue déprimée. De plus, elle avait perdu son emploi immédiatement après le décès de sa fille. La lettre mentionnait également que
[traduction]
[…] Il y a également certains problèmes ayant trait à l’immigration. Son ex‑mari était très violent aux É.‑U. Toute la famille est donc venue au Canada. Elle a immigré au Canada avec sa fille et un de ses fils. Sa fille est décédée, mais son fils est avec elle. Son ex‑mari a écrit une lettre très méchante aux autorités de l’immigration. Quelques événements sociaux ont affecté son humeur et l’ont plongé dans une profonde dépression [...].
Quant aux facteurs de stress, ils étaient qualifiés de « vagues ». Des antécédents médicaux de migraines étaient également mentionnés.
[38] Cette lettre était également postérieure à l’avis préalable à la révocation de la citoyenneté, qui avait été signifié le 21 février 2012 à Mme Omelebele. Et, bien qu’elle mentionne les « problèmes d’immigration », elle n’aborde pas la question de savoir si le délai qu’accusait le traitement de la procédure de révocation de la citoyenneté avait causé la dépression ou y avait contribué. L’avis de révocation aurait pu être le facteur déclencheur plutôt que le délai.
[39] En résumé, bien que Mme Omelebele ait démontré qu’elle souffre d’anxiété et de dépression, il semble qu’il existe de nombreux facteurs ayant contribué à son état et qu’elle n’a pas démontré que le délai en fasse partie. Elle n’a pas démontré que le délai lui a causé directement un préjudice psychologique important.
[40] Quant à Lloyd Omelebele, il a déclaré dans son affidavit qu’il avait grandi au Canada et qu’il avait pris des décisions en ce qui concerne son avenir et ses études en fonction de sa capacité de demeurer au Canada. Il affirme avoir été lésé par le retard causé par le ministre étant donné que [traduction] « si j’avais su plus tôt que j’allais devoir quitter le Canada, j’aurais pu faire des choix différents ». Par exemple, il « aurait pu » choisir d’étudier ailleurs qu’à l’Université York. Il affirme qu’il a [traduction] « souffert d’anxiété et d’inquiétude au cours des sept dernières années lorsque j’ai eu à prendre ces décisions parce que j’ignorais si ma citoyenneté serait un jour révoquée ».
[41] Lloyd Omelebele n’a soumis aucune preuve, et notamment aucune preuve médicale, à l’appui de ces affirmations. De plus, celles‑ci contredisent le témoignage qu’il a donné lors de l’enquête préalable :
[traduction]
R. Depuis que le rapport a été déposé, nous ne savions pas vraiment à quel point notre droit d’habiter ici était assuré de sorte que nous vivions dans un climat d’incertitude.
Q. Est‑ce que cela a eu des incidences sur votre vie quotidienne?
R. Non.
Q. D’accord. Vous déclarez également au paragraphe 57 que cette incertitude vous a causé un préjudice grave et concret. Pouvez‑vous expliquer de quelle manière cette incertitude vous a causé un préjudice?
R. Je n’ai subi aucun préjudice.
Q. Au paragraphe 61, vous déclarez que vous avez été gravement lésé par le délai qu’accuse l’introduction de cette action depuis 2005. Pouvez‑vous expliquer en quoi consiste ce préjudice?
R. À l’époque j’étais encore jeune. Cela, ce problème ne m’inquiétait pas vraiment. Je m’en remettais toujours à ma mère pour ces questions parce qu’elle réussissait toujours à tout arranger pour nous de sorte que je n’avais pas vraiment à m’en inquiéter, vous savez.
Q. Mais est‑ce que cela vous angoissait?
R. Non.
(Interrogatoire préalable du 3 juillet 2013, aux pages 56 et 57)
[42] À mon avis, la preuve n’appuie pas la position des défendeurs suivant laquelle Lloyd Omelebele a subi un préjudice important en raison du délai.
[43] Le 17 mars 2004, les défendeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En raison à cette demande, ils ont reçu le 7 juillet 2008 une lettre les informant que les faits invoqués à l’appui de leur demande avaient été examinés et qu’il avait été décidé de ne pas leur accorder de dispense. La lettre précisait également que :
[traduction]
Il s’agit d’une décision administrative fondée sur le fait que vous êtes déjà citoyen canadien et que vous n’êtes plus un ressortissant étranger ayant besoin d’une évaluation fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.
[44] Dans son affidavit, Mme Omelebele affirme qu’elle avait cru en comprendre qu’aucune mesure n’était en cours en vue de retirer la citoyenneté à elle ou à ses enfants, sinon le ministre l’en aurait informée lorsqu’elle avait présenté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.
[45] Une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a pour objet de permettre, dans des circonstances exceptionnelles, à des ressortissants étrangers de présenter au Canada une demande de résidence permanente alors qu’ils doivent normalement la présenter à l’étranger. Les défendeurs peuvent fort bien avoir présenté cette demande à titre de mesure de précaution et cette explication est compatible avec le témoignage donné par Mme Omelebele lors de l’enquête préalable (4 décembre 2013, à la page 219). La raison pour laquelle les défendeurs auraient agi de la sorte était que, si leur statut de réfugié leur était retiré et que leur statut de citoyen était compromis, en présentant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avant qu’une décision de révocation ne soit prise, ils auraient déjà « enclenché le processus » en vue de faire examiner leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Je vois mal toutefois comment le refus d’examiner une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au motif que les défendeurs étaient de fait des citoyens canadiens au moment où la demande était examinée peut raisonnablement être invoqué par les défendeurs comme un facteur indiquant que leur citoyenneté n’était pas à l’examen.
[46] Dans la mesure où les défendeurs ont pu interpréter la réponse comme signifiant qu’aucune autre mesure ne serait prise à l’avenir pour modifier leur statut de citoyen, cette interprétation de ce document n’était pas raisonnable et ils ont eu tort de se fonder ainsi sur ce document, d’autant plus que lors de son interrogatoire préalable, Mme Omelebele a expliqué qu’elle avait montré la lettre à son avocat et qu’ils en avaient discuté. Lors de son interrogatoire préalable, Mme Omelebele avait dit que son avocat lui avait expliqué que la lettre venait des autorités de l’immigration et qu’il lui avait conseillé d’attendre. On peut raisonnablement en inférer que son avocat aurait su que la lettre n’offrait aucune garantie que la citoyenneté des défendeurs ne ferait l’objet d’aucun autre réexamen. Par conséquent, je n’accepte pas l’argument des défendeurs suivant lequel cette lettre a aggravé le préjudice que, selon ce qu’ils affirment, le délai leur aurait causé.
[47] Il incombe à la partie qui présente une requête en jugement sommaire d’établir les faits nécessaires pour obtenir un tel jugement. Le ministre s’est acquitté de ce fardeau, après quoi, les intimés, les défendeurs, devaient s’acquitter de la charge de présentation consistant à démontrer qu’il existait une véritable question litigieuse. Les deux parties doivent présenter leurs meilleurs arguments (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Schneeberger, 2003 CF 970, au paragraphe 18; article 214 des Règles). En l’espèce, la preuve présentée par les défendeurs ne leur a pas permis de s’acquitter de cette charge.
[48] De plus, vu l’ensemble de la preuve, je suis convaincu que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, n’excéderait pas celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la Loi sur la citoyenneté s’il était mis fin à ces procédures à cette étape‑ci. Il convient également de signaler que, bien qu’un jugement déclaratoire rendu par notre Cour puisse servir de fondement au rapport soumis par le ministre au gouverneur en conseil en vue de demander la révocation de la citoyenneté des défendeurs, c’est au gouverneur en conseil qu’appartient la décision ultime en ce qui concerne la révocation; le gouverneur en conseil dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire à cet égard et sa décision est susceptible de contrôle judiciaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rogan, 2011 CF 1007, au paragraphe 16, 100 Imm LR (3d) 235; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, aux paragraphes 76, 82, 86 et 87, 409 NR 298).
[49] Pour ces motifs, il ne convient pas dans ces conditions de suspendre l’instance. Toutefois, comme le ministre n’a pas offert d’explication pour justifier le délai et bien que sa requête en jugement sommaire soit accordée, elle le sera sans frais (Bilalov, au paragraphe 28).
LA COUR STATUE que :
1. L’instance contre la défenderesse Amy Ijeoma Omelebele (alias Amy Ijeoma McStephens Omelebele) est abandonnée, le tout sans frais;
2. La requête en jugement sommaire du ministre est accueillie, le tout sans frais;
3. Grace Daphne Ekwi Omelebele et Lloyd Vincent Omelebele (alias Lloyd Vincent McStephens Omelebele) ont acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels au sens de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C‑29.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
Evelyne Swenne, traductrice‑conseil
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T‑1548‑12
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INTITULÉ : |
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c GRACE DAPHNE EKWI OMELEBELE, LLOYD VINCENT OMELEBELE (ALIAS LLOYD VINCENT MCSTEPHENS OMELEBELE), AMY IJEOMA OMELEBELE (ALIAS AMY IJEOMA MCSTEPHENS OMELEBELE
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 23 FÉVRIER 2015
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ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LA JUGE STRICKLAND
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DATE DES MOTIFS : |
LE 10 MARS 2015
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COMPARUTIONS :
Alexis Singer Nicole Paduraru
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POUR LE demandeur
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Laurence Cohen
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POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE demandeur
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Laurence Cohen Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS |