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Date : 20150218


Dossier : IMM‑5729‑13

Référence : 2015 CF 203

TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2015

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

OMER MAMIS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une décision en date du 7 août 2013 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

II.                CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie. Il est d’origine ethnique kurde et de foi alévie, et il est membre du Parti pour la démocratie et la paix (le PDP), un parti prokurde. Le demandeur affirme qu’il craint d’être persécuté par les autorités, la police et par des groupes paramilitaires turcs en raison de sa participation aux activités de groupes politiques prokurdes.

[3]               Le demandeur affirme qu’il a été arrêté et détenu pour avoir participé aux célébrations annuelles kurdes entourant les fêtes du Newroz en 1997, 2005, 2007 et 2010. Au cours des détentions en question, le demandeur affirme qu’il a été battu par des policiers, qu’il a été privé de nourriture, de sommeil et d’eau, et qu’on l’a empêché de consulter un avocat.

[4]               Le demandeur affirme en outre qu’en janvier 2012, il a érigé un barrage pour empêcher des bulldozers de pénétrer dans son quartier. Il allègue que les bulldozers faisaient partie de mesures visant à démolir son quartier et d’en expulser les résidents kurdes. Il dit avoir été arrêté et détenu pendant cinq jours en raison de sa participation à ces activités. Il a été roué de coups et a dû se faire soigner après avoir été relâché. On lui a demandé de se présenter une fois par semaine au poste de police.

[5]               Le demandeur affirme également qu’il a été suivi par des policiers en civil avant et après cette manifestation, et qu’il a reçu des menaces par téléphone.

[6]               Le demandeur déclare que, lorsqu’il s’est présenté pour son premier contrôle, il a été battu par des policiers. On lui a dit que le pire était à venir. Il ne s’est pas présenté pour son deuxième contrôle.

[7]               Le demandeur a quitté la Turquie le 30 janvier 2012. Il est arrivé au Canada le 8 février 2012 et a présenté une demande d’asile le même jour.

III.             DÉCISION À L’EXAMEN

[8]               La demande d’asile du demandeur a été entendue le 16 mars 2013. La SPR a rejeté sa demande le 7 août 2013.

[9]               La SPR a déclaré que le témoignage du demandeur était franc et cohérent. La SPR a toutefois conclu que le témoignage du demandeur contredisait la preuve documentaire de la Commission.

[10]           La SPR n’a pas mis en doute que le demandeur était membre du PDP. La SPR s’est dite par conséquent convaincue que le demandeur avait établi un lien avec un des motifs prévus dans la Convention parce que sa crainte était fondée sur ses activités politiques.

[11]           La SPR a fait observer qu’il n’y avait pas de preuve documentaire pour corroborer le témoignage du demandeur concernant sa participation aux célébrations entourant les fêtes du Newroz, ses arrestations à la suite de sa participation à ces fêtes, son allégation que deux de ses amis étaient en prison en raison de leur implication auprès du PDP, son allégation que la police avait contacté sa famille à environ huit reprises pour le retrouver, et son allégation qu’il avait dû se faire soigner après avoir été battu lors de sa détention.

[12]           La SPR a également fait observer que le témoignage du demandeur n’était pas corroboré par la preuve documentaire de la Commission suivant laquelle les autorités turques ne répriment plus les manifestations prokurdes et que « le nombre de cas de manifestants battus ou détenus de façon arbitraire est également en déclin depuis quelques années » (dossier certifié du tribunal [DCT], à la page 54). La SPR a également constaté que les Kurdes sont mieux acceptés au sein de la société turque. La SPR a plus précisément relevé que plus d’une centaine de députés sont d’origine turque, qu’on avait assisté au lancement de stations de radio et de télévision en langue kurde, qu’on utilisait la langue kurde dans les campagnes politiques et que des cours étaient offerts en langue kurde.

[13]           La SPR a déclaré que la preuve documentaire qui lui avait été présentée démontrait que « seuls les Kurdes qui affirment publiquement ou politiquement leur identité kurde ou qui choisissent de parler le kurde en public s’exposent à un risque de censure, de harcèlement ou de persécution » (DCT, à la page 56). La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas le profil de quelqu’un qui intéresserait les autorités turques. La SPR a relevé que les activités politiques du demandeur étaient limitées et déclaré que le demandeur « n’est pas journaliste, auteur, universitaire, avocat, politicien, militant, défenseur des droits des Kurdes ou des alévis, il n’est pas membre du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou encore il n’est pas une figure publique » (DCT, à la page 56). La SPR a ajouté que le demandeur « n’a pas désigné de caractéristiques particulières autres que son origine kurde et son statut de simple membre du PDP pour démontrer qu’il se démarquerait ou serait une personne d’intérêt pour les autorités, ou même tout autre groupe en fait ». La SPR a également relevé le fait que, même s’il était Kurde, le demandeur « a occupé un emploi rémunéré comme [électrotechnicien pour le gouvernement] de la province [d’Adiyman] de 2006 à 2007 » (DCT, à la page 56).

[14]           La SPR a reconnu que la demande d’asile du demandeur avait été accueillie en 2005. La SPR a toutefois fait observer une fois de plus que la Turquie avait accompli d’énormes progrès pour améliorer la situation des Kurdes en Turquie au cours des dernières années.

[15]           La SPR a aussi reconnu que le demandeur avait été victime de discrimination en tant que Kurde et comme membre du PDP, mais elle a conclu que cette discrimination n’équivalait pas à de la persécution. La SPR a estimé que le demandeur ne serait pas persécuté s’il retournait en Turquie.

[16]           La SPR a également conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur viable et raisonnable [PRI] à Ankara, à Istanbul ou à Antalya. La SPR a fait observer qu’il s’agissait de très grandes villes et que le demandeur y disposerait de nombreuses perspectives d’emploi compte tenu de l’expérience de travail qu’il avait acquise à l’étranger.

[17]           La SPR a relevé l’allégation du demandeur selon laquelle il ne disposait pas d’une PRI parce que la Turquie avait un système d’enregistrement qui permettait à la police de suivre les déplacements des gens. La SPR a toutefois déclaré que la preuve documentaire dont elle disposait l’amenait à conclure que, malgré l’existence de ce système, « sa capacité à suivre les déplacements d’une personne et à indiquer sa position est assez limitée » (DCT, à la page 58). La SPR a jugé que le système « ne consigne que l’information relative aux dossiers d’arrestation, aux restrictions de déplacements, à l’évitement du service militaire et au refus de payer des taxes pour les affaires militaires » (DCT, à la page 58).

[18]           La SPR a également déclaré que la preuve documentaire dont elle disposait révélait l’existence d’un autre système d’enregistrement dont le demandeur n’avait pas parlé. La SPR a toutefois déclaré que ce système était exclusivement utilisé pour connaître les déplacements des personnes recherchées. Les craintes du demandeur que ces déplacements soient suivis selon l’un ou l’autre des systèmes d’enregistrement en question étaient donc injustifiées.

[19]           La SPR a conclu que les présumés agents de persécution du demandeur se trouvaient à Mersin et qu’il y avait « peu de raisons de croire qu’il présenterait maintenant, soit un an et demi après son départ de sa patrie, un intérêt sérieux pour ceux qui se trouvent à l’extérieur de la ville de Mersin, particulièrement à la lumière de la portée limitée de ses activités politiques » (DCT, à la page 60).

[20]           La demande d’asile présentée par le demandeur en vertu des articles 96 et 97 a été rejetée.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[21]           Le demandeur soulève les questions suivantes dans le cadre de la présente demande :

1.      La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le témoignage du demandeur était incompatible avec la preuve documentaire?

2.      La SPR a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte des conséquences d’un rapport psychologique aux fins de l’évaluation de la crédibilité du demandeur?

3.      La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur disposait d’une PRI?

V.                NORME DE CONTRÔLE

[22]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑ Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a établi qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à l’analyse de la norme de contrôle. En effet, si la norme de contrôle applicable à la question particulière dont elle est saisie est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut faire sienne cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour entreprendra l’analyse des quatre éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au paragraphe 48).

[23]           Le demandeur affirme que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à la présente décision. Il soutient que les questions en litige soulèvent des questions mixtes de fait et de droit qui, selon l’arrêt Dunsmuir, donnent lieu à l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable (précité, au paragraphe 47). Le défendeur ne s’est pas prononcé sur la question de la norme de contrôle applicable.

[24]           Les questions en litige soulèvent des questions concernant la façon dont la SPR a traité la preuve dont elle disposait. Il est de jurisprudence constante que le traitement par la SPR de la preuve dont elle disposait relève de la compétence de la Commission, et commande la retenue (Alhayek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1126 au paragraphe 49; Mercado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 289 au paragraphe 22). Les trois questions sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[25]           Lorsqu’une décision est examinée selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’attachera à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision rendue est déraisonnable, c’est‑à‑dire si elle n’est pas l’une des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[26]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VII.          THÈSES ET MOYENS DES PARTIES

A.                Le demandeur

(1)               Le témoignage du demandeur est compatible avec la preuve documentaire

[27]           Le demandeur affirme que les conclusions défavorables tirées par la SPR au sujet de sa crédibilité étaient déraisonnables. Il affirme que la SPR a ignoré des éléments de preuve pertinents qui contredisaient ses conclusions, et qu’elle les a fait reposer sur des considérations non pertinentes.

[28]           La SPR avait l’obligation de tenir compte des éléments de preuve documentaire qui se rapportaient directement à l’espèce. L’importance de l’explication augmente en fonction du degré de pertinence de la preuve (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 [Cepeda‑Gutierrez]). Une simple affirmation que la SPR a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque la preuve contredit les conclusions de fait tirées par la SPR (Cepeda‑Gutierrez, précité, au paragraphe 17).

[29]           La SPR a également commis une erreur en concluant que le témoignage du demandeur était incompatible avec la preuve documentaire. Le demandeur affirme qu’il a déclaré dans son témoignage qu’il avait été arrêté et maltraité par les autorités du gouvernement en raison de ses activités en tant que militant au sein du parti PDP et parce qu’il avait organisé des activités kurdes et y avait participé. La preuve documentaire de la Commission démontrait également que les militants du PDP sont persécutés en Turquie. Le demandeur affirme que la SPR n’a pas apprécié son témoignage concernant son militantisme, son profil politique au sein du PDP ainsi que ses multiples détentions.

[30]           Le demandeur affirme également qu’il n’y a aucun élément de preuve étayant la conclusion de la SPR suivant laquelle il travaillait pour l’État comme électrotechnicien.

(2)               La SPR n’a pas tenu compte du rapport psychologique

[31]           Le demandeur affirme que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte du rapport d’évaluation psychologique [le Rapport] qu’il avait produit (Feleke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 539 aux paragraphes 9 à 13; Cay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 759 au paragraphe 19). Ce rapport déclarait qu’il avait des symptômes compatibles avec un trouble de stress post‑traumatique. Le demandeur a également soumis un affidavit souscrit par son cousin qui l’accompagnait lors de ses rendez‑vous chez le psychologue.

[32]           La SPR a commis une erreur en ne mentionnant pas le rapport ou l’affidavit dans ses motifs. Le rapport concernait la capacité du demandeur de se rappeler les faits. La SPR avait l’obligation d’indiquer « de façon valable en quoi l’état médical a une incidence sur sa décision avant de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité » (dossier du demandeur, à la page 207, citant le jugement Fidan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1190 au paragraphe 12).

[33]           Le demandeur affirme que le rapport démontre également que le demandeur avait été victime de torture.

(3)               La SPR a mal évalué les éléments de preuve relatifs à l’existence d’une PRI

[34]           Le demandeur affirme que la SPR n’a pas tenu compte du témoignage du demandeur pour évaluer l’existence d’une PRI. Plus précisément, la SPR n’a pas tenu compte du fait que le Formulaire de renseignements personnels du demandeur et son témoignage indiquaient qu’il avait été arrêté à plusieurs reprises, de sorte que son nom figurerait dans les systèmes d’enregistrement de renseignements. La SPR n’a également pas tenu compte du témoignage du demandeur suivant lequel la police avait contacté sa famille à plusieurs reprises depuis qu’il avait quitté la Turquie parce qu’elle était à sa recherche.

B.                 Le défendeur

(1)               La conclusion tirée par la SPR sur la crédibilité était raisonnable

[35]           Le défendeur affirme que la SPR avait le droit de conclure que les allégations relatives au risque auquel le demandeur était exposé n’étaient pas étayées par la preuve documentaire. Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que, bien que les Kurdes soient victimes d’une certaine forme de discrimination en Turquie, cette preuve n’appuyait pas les affirmations du demandeur. La preuve documentaire dont disposait la Commission démontrait que les autorités turques n’empêchent plus la célébration des fêtes du Newroz et que les Kurdes peuvent compter sur la protection de l’État. Il était loisible à la SPR de préférer la preuve objective au témoignage du demandeur, d’autant plus que le demandeur n’avait porté à l’attention de la Commission aucun élément de preuve contredisant les conclusions de la SPR.

[36]           Le défendeur affirme que la SPR a estimé que certains militants politiques kurdes ont fait l’objet d’arrestation, mais a conclu, de façon raisonnable, que le demandeur ne présentait pas le profil d’une personne à risque. La SPR a aussi conclu, de façon raisonnable, que les activités politiques du demandeur avaient une portée limitée. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve permettant de penser qu’il était davantage qu’un simple membre du PDP ou que son rôle attirerait une attention spéciale sur lui. La SPR était en droit de soupeser les éléments de preuve.

[37]           Le défendeur affirme qu’il n’est d’aucun secours au demandeur d’invoquer le fait que la demande d’asile de son frère a été accueillie étant donné que la Cour a fait remarquer à plusieurs reprises que les demandes d’asile sont jugées au cas par cas selon la preuve présentée à la SPR (Bakary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1111 au paragraphe 10).

(2)               La SPR n’avait pas l’obligation de mentionner le rapport psychologique

[38]           Le défendeur affirme que la SPR n’avait pas l’obligation de mentionner le rapport, étant donné que celui‑ci n’était pas pertinent en ce qui concerne ses conclusions essentielles au sujet de la preuve documentaire. Le défendeur affirme également qu’il n’était pas nécessaire que la SPR mentionne le rapport pour tirer ses conclusions au sujet de la PRI, étant donné que le rapport n’avait pas été invoqué à ce sujet.

[39]           Le défendeur affirme qu’un rapport psychologique ne peut servir à établir les faits sous‑jacents d’une demande (Danailov c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1019 au paragraphe 2 (C.F. 1re inst) (QL); Solomon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1252 aux paragraphes 12 et 13).

[40]           Les décisions invoquées par le demandeur dans lesquelles la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte des conséquences qu’avait eu un rapport sur le comportement du demandeur d’asile alors qu’il témoignait ou au moment d’examiner des incohérences apparentes entre des éléments de preuve ne s’appliquent pas en l’espèce. La SPR n’a pas tiré de conclusion de ce genre; elle a simplement conclu que les allégations du demandeur n’étaient pas étayées par la preuve documentaire.

(3)               La PRI

[41]           Le défendeur affirme que le demandeur ne reproche aucune erreur à la Commission en ce qui concerne son analyse de la PRI. Pour que l’argument du demandeur soit retenu, il faut qu’il soit établi qu’il est possible d’avoir accès à des mandats d’arrestation en vigueur en consultant le système d’enregistrement. Or, il n’existe aucun élément de preuve en ce sens.

[42]           La Commission a conclu de façon raisonnable que les présumés agents de persécution sont basés uniquement à Mersin. Rien ne permet de penser que le demandeur présente un intérêt pour la police ou pour les autorités en général. La preuve documentaire suggère que les autorités turques sont dans l’ensemble tolérantes envers les Kurdes partout sur le territoire turc.

C.                 Observations complémentaires du défendeur

[43]           Le défendeur affirme par ailleurs que la SPR n’a pas tiré de conclusion défavorable au sujet de la crédibilité. Le défendeur affirme que la persécution subie dans le passé ne peut servir à étayer une crainte de persécution à l’avenir que si le risque persiste (Bishara c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 82 FTR 294 au paragraphe 10).

[44]           Le défendeur reconnaît qu’il n’y avait pas de fondement factuel permettant à la SPR de conclure que le demandeur travaillait pour le gouvernement. Le défendeur affirme toutefois que cette erreur ne constitue pas une erreur justifiant notre intervention. Le défendeur affirme que, abstraction faite de cette conclusion, la décision reposait quand même sur un fondement rationnel (Stelco Inc c British Steel Canada Inc, [2000] 3 CF 282 au paragraphe 22 (CAF)). La décision repose sur l’appréciation que la SPR a faite de la preuve documentaire présentée au sujet du risque de persécution auquel le demandeur serait exposé à l’avenir. Cette appréciation n’est pas entachée par une erreur concernant les antécédents professionnels du demandeur.

VIII.       ANALYSE

[45]           La décision renferme plusieurs erreurs flagrantes et elle doit être renvoyée à la SPR pour réexamen.

[46]           En premier lieu, la décision semble se fonder sur des documents très importants mentionnés aux notes en bas de page 4, 7 et 11 qui ne faisaient pas partie du dossier présenté à l’audience et qui n’avaient donc pas été portées à la connaissance du demandeur. Ces documents sont mentionnés par la Commission à l’appui de sa conclusion essentielle selon laquelle la situation des Kurdes en Turquie s’est améliorée au cours des dernières années et que le demandeur ne répond pas au profil d’une personne qui risque d’être persécutée.

[47]           Il semble qu’il n’y ait pas d’explication quant à la raison pour laquelle la Commission s’est fondée sur des documents qui ne faisaient pas partie du dossier et quant à la raison pour laquelle ces documents n’ont pas été communiqués au demandeur. Cette question devrait être portée à l’attention de la commissaire pour qu’on s’assure qu’elle sache qu’il s’agit d’un manquement flagrant à l’équité procédurale.

[48]           Le défendeur a reconnu lors de l’examen de la présente demande qu’il s’agissait d’une erreur importante qui viciait à tout le moins la conclusion subsidiaire tirée par la Commission au sujet de la PRI. À mon avis, elle vicie aussi les autres conclusions de la Commission.

[49]           Le défendeur admet également que la Commission a commis une erreur en concluant ce qui suit au paragraphe 34 (DCT, à la page 56) :

Par surcroît, dans le cas présent, je remarque que le demandeur d’asile a occupé un emploi rémunéré comme [électrotechnicien pour le gouvernement] de la province d’Adiyman de 2006 à 2007, et ce, en dépit du fait que son origine kurde était connue.

[Note de bas de page omise.]

[50]           De toute évidence, la SPR laisse entendre que le demandeur avait occupé un emploi rémunéré pour l’État en 2006 et 2007 de sorte qu’il n’a pas raison de craindre d’être persécuté au sens de l’article 96 et qu’il n’est pas exposé à un risque au sens de l’article 97. Le défendeur reconnaît que cette conclusion est erronée. Il me semble qu’il n’y ait pas d’explication pour cette conclusion. Là encore, cette erreur devrait être portée à l’attention de la commissaire pour éviter que ce genre d’erreur se répète.

[51]           La démarche suivie par la Commission pour évaluer la persécution au sens de l’article 96 et le risque au sens de l’article 97 comporte également d’autres problèmes importants.

[52]           Les conclusions tirées par la Commission au sujet du profil du demandeur sont difficiles à saisir. La Commission a conclu ce qui suit : « [d]e manière générale, je considère que le demandeur d’asile a été cohérent lorsqu’il a réitéré ses allégations et qu’il a offert un témoignage franc » et elle n’a toutefois tiré aucune conclusion négative au sujet de la crédibilité. Elle a simplement estimé que « son témoignage ne concorde pas avec la preuve documentaire ».

[53]           La Commission reprend le témoignage du demandeur dans sa décision. Le demandeur a témoigné au sujet de ses activités kurdes que la Commission a acceptées comme démontrant l’existence d’un lien avec un des motifs énumérés dans la Convention (DCT, à la page 52) :

Dans le cas présent, je suis d’avis qu’il y a un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, celui de l’affiliation politique du demandeur d’asile, étant donné que depuis mai 2009, il est membre d’un parti politique pro kurde, le PDP, et qu’il a affirmé avoir participé aux activités de ce parti et avoir pris part aux célébrations du Newroz.

[54]           Le demandeur a également expliqué qu’il avait été suivi, détenu et battu par les autorités turques. Il s’est fait casser le nez et on lui a dit qu’il ferait l’objet d’une surveillance policière. On l’a prévenu que le pire était à venir et la police a communiqué avec ses parents à environ huit reprises pour savoir où il se trouvait, la dernière fois environ un mois avant l’examen de sa demande d’asile. Or, aucune conclusion négative sur la crédibilité n’a été tirée relativement à ces éléments de preuve. Le demandeur a participé à des activités kurdes, qui sont désapprouvées par l’État turc, il est connu des autorités, il a été détenu et battu, il a été prévenu que le pire était à venir, et il est activement recherché par les autorités. Et pourtant, la Commission conclut que le demandeur ne correspond pas au profil d’une personne qui présenterait un intérêt pour les autorités. Cette conclusion m’apparaît illogique.

[55]           La logique suivie par la Commission est que comme la situation des Kurdes s’est améliorée en Turquie, le demandeur ne présentera pas d’intérêt pour les autorités même si elles lui ont fait subir des sévices par le passé et qu’elles le recherchent activement – suivant son témoignage non contesté – en vue de s’en prendre à lui en raison de sa participation à des activités kurdes. La jurisprudence constante de notre Cour enseigne que le demandeur d’asile ne peut invoquer le mauvais dossier d’un pays en matière de respect des droits de la personne et demander l’asile sans démontrer que la situation générale se traduira pour lui par de la persécution ou un risque (Bouaouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211 au paragraphe 39; Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 au paragraphe 17, conf. par 2009 CAF 31). Je ne vois donc pas comment la Commission peut se fonder sur une amélioration générale de la situation – même si la preuve peut contenir des éléments en ce sens – pour justifier de refuser l’asile à une personne qui a été persécutée dans le passé et que la preuve démontre qu’elle risque de nouveau de subir des sévices si elle retourne dans ce pays, étant donné que les autorités la recherchent activement.

[56]           La Commission reconnaît que, même si la situation s’améliore, les Kurdes sont quand même exposés à la persécution en Turquie (DCT, à la page 57) :

Je reconnais que la population kurde de Turquie subit de la discrimination, du harcèlement et, dans certains cas, de la persécution. De fait, un certain nombre de documents déposés en preuve concernant les conditions dans le pays soulignent les difficultés auxquelles sont aux prises les Kurdes, particulièrement dans le sud‑est de la Turquie, région où habitait le demandeur d’asile. Je rejette néanmoins l’idée que tous les Kurdes de Turquie soient victimes de persécution sur la seule base de leur origine ethnique. Si d’une part j’estime que le demandeur d’asile a bel et bien été victime de discrimination en tant que Kurde et membre du PDP, j’estime par ailleurs que cette discrimination, même cumulativement, n’équivaut pas à de la persécution et, par conséquent, je suis d’avis que le demandeur d’asile ne serait pas persécuté ni exposé à un autre risque s’il retournait en Turquie.

[57]           Suivant la preuve non contredite présentée en l’espèce, le demandeur a été battu par la police au point de devoir se faire soigner et on l’a prévenu que le pire était à venir et que les autorités le recherchaient activement. Or, la Commission a néanmoins conclu qu’il s’agit non pas de persécution, mais de discrimination.

[58]           La Commission n’a par ailleurs absolument pas tenu compte de la question de savoir si ces éléments de preuve pouvaient constituer de la torture ou une menace à la vie ou un risque de traitements ou peines cruels et inusités. À mon avis, la décision rendue par la Commission sur cette question est déraisonnable. Les paragraphes 38 et 39 de la décision renferment les conclusions que la Commission a tirées par suite de son analyse, et il y est uniquement question de « persécution ». Le raisonnement qu’elle semble avoir suivi était que, comme il n’y a pas eu « persécution », il n’y a pas ouverture à une demande fondée sur l’article 97, ce qui est totalement illogique.

[59]           En raison de ces erreurs flagrantes, l’affaire doit être renvoyée à la Commission pour être réexaminée, et il n’est pas nécessaire de traiter des autres questions soulevées dans la présente demande, dont la façon dont la Commission a (ou non) tenu compte du rapport psychologique.

[60]           Les avocats conviennent qu’il n’y a pas de question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                          La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire renvoyée à la Commission pour réexamen par un autre commissaire;

2.                          Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5729‑13

 

INTITULÉ :

OMER MAMIS c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (OntariO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Brian I. Cintosun

 

PoUR Le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

PoUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian I. Cintosun

Avocat

Toronto (Ontario)

 

PoUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

PoUR LE défendeur

 

 

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