Date : 20150119
Dossier : T-348-14
Référence : 2015 CF 69
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2015
En présence de madame la juge Kane
ENTRE : |
RAPHAEL CARRERA |
(ALIAS RAFFAELE MILONE) |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, M. Carrera, purge actuellement une peine d’emprisonnement de 30 ans aux États-Unis. Il a présenté à maintes reprises une demande en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21 (la LTID ou la Loi) en vue de revenir au Canada pour y purger le reste de sa peine.
[2] M. Carrera sollicite à présent le contrôle judiciaire de la décision datée du 8 janvier 2014 par laquelle le ministre de la Sécurité publique a rejeté sa demande la plus récente. Il s’agit du second refus du ministre, à la suite d’un nouvel examen de l’affaire ordonné par la Cour fédérale et confirmé par la Cour d’appel fédérale. De l’avis de M. Carrera, cette dernière décision, à l’instar de la précédente, est déraisonnable et ne tient pas compte des conseils que la Cour d’appel fédérale a donnés.
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.
Le contexte
[4] M. Carrera, un citoyen du Canada, a un casier judiciaire qui remonte à 1971, relativement à diverses infractions, dont les suivantes : vol de moins de 200 $, possession d’une arme prohibée, ainsi que possession d’un stupéfiant en vue d’en faire le trafic. En 1985, il a été déclaré coupable de possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic et de possession d’une arme prohibée, et il a été condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans et trois mois.
[5] En 1987, pendant qu’il était en liberté conditionnelle de jour dans une maison de transition, il a pris la fuite vers les États‑Unis, a changé son nom - Raphael Milone - pour celui de Raphael Carrera, et a commencé une nouvelle vie sous cette fausse identité.
[6] En août 1998, M. Carrera a été déclaré coupable de [traduction] « complot en vue de distribuer de la cocaïne et possession illégale de cocaïne à des fins de distribution » ainsi que de [traduction] « tentative de distribuer de la cocaïne et possession illégale de cocaïne à des fins de distribution ». Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 30 ans, qu’il purge à l’heure actuelle dans un établissement pénitentiaire à faible sécurité. Selon le juge qui a prononcé la peine, la longue durée d’emprisonnement est attribuable [traduction] « à la gravité de l’infraction (c’est-à-dire l’ampleur du trafic de stupéfiants) et aux graves antécédents criminels ».
[7] Le 15 septembre 2010, M. Carrera a présenté pour la sixième fois une demande de transfèrement au Canada en vertu de la LTID. Ses quatre premières demandes n’avaient pas été approuvées par les États‑Unis et sa cinquième demande avait été refusée par le ministre de la Sécurité publique en 2009.
[8] Dans sa demande de 2010, M. Carrera dit qu’il assume la responsabilité de ses actes et qu’il reconnaît la gravité de ses infractions. Il souligne également qu’au fil des ans il a maintenu des liens étroits avec les membres de sa famille au Canada et il note les progrès qu’il a accomplis pendant son incarcération dans le cadre de programmes suivis et de travaux effectués à l’intérieur de l’établissement, surtout en ce qui concerne ses problèmes antérieurs de toxicomanie. Sa demande est étayée par des lettres d’amis, de membres de sa famille et d’autres personnes.
[9] Le 15 octobre 2012, le ministre de la Sécurité publique de l’époque, monsieur Vic Toewes, a rejeté la demande de M. Carrera en raison de son abandon du Canada au sens de l’alinéa 10(1)b) de la Loi, du caractère grave, organisé et complexe des infractions commises et du risque important qu’il se livre à des activités semblables s’il était transféré au Canada.
La décision Carrera no 1
[10] Dans la décision Carrera c Canada (Ministre de la Sécurité publique), 2013 CF 798, [2013] ACF no 861 [Carrera no 1], le juge Hughes a fait droit à la demande de contrôle judiciaire, concluant que le ministre avait fait abstraction de l’avis du Service correctionnel du Canada (SCC) et n’avait accordé aucun poids au fait que la situation de M. Carrera avait changé ou n’en avait pas tenu compte.
[11] Le juge Hughes a fait remarquer que le ministre semblait être d’avis qu’une fois qu’une personne abandonnait le Canada « elle ne pourrait jamais changer d’avis ou sa situation ne pourrait jamais changer à tel point que cette personne n’abandonnerait plus le Canada » (Carrera no 1, au paragraphe 14).
[12] Le juge Hughes a aussi conclu que le ministre avait commis une erreur dans sa manière d’aborder les éléments de preuve contraires, notamment ceux du Service du transfèrement international (STI) du SCC, qui indiquaient que M. Carrera ne constituait pas une menace pour la sécurité du Canada, n’entretenait pas de liens avec une organisation terroriste ou criminelle et avait des liens sociaux et familiaux au Canada. Le juge Hughes a fait remarquer :
[24] Bien que le ministre ait le pouvoir discrétionnaire de suivre ou non de telles évaluations, il incombe au ministre, comme cela a été décidé dans l’arrêt LeBon, précité, d’indiquer qu’il était au courant de telles évaluations et qu’il les a prises en compte, et le ministre doit indiquer, s’il existait d’autres facteurs qui pesaient plus lourd que ces évaluations, quels étaient ces facteurs et en quoi ils pesaient plus lourd que les évaluations. Comme dans l’arrêt LeBon, précité, dans la présente espèce, le ministre ne l’a pas fait.
La décision Carrera no 2
[13] Dans l’arrêt Carrera c Canada (Ministre de la Sécurité publique), 2013 CAF 277, [2013] ACF no 1321, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel du ministre. Elle a fait remarquer (au paragraphe 6) qu’« une interprétation qui privilégie le facteur de l’abandon prévu à l’alinéa 10(1)b) de la Loi par rapport à tous les autres facteurs énoncés à l’article 10 ne constituent pas une interprétation raisonnable de la Loi ». La décision doit être rendue en « mettant à l’avant‑plan les objets légaux ». De plus, conformément à l’arrêt Divito c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 RCS 157 [Divito] au paragraphe 49, le ministre doit prendre en considération le droit qu’a le délinquant d’entrer au Canada, droit que protège l’article 6 de la Charte.
[14] La Cour d’appel fédérale a déclaré, au paragraphe 7, que s’il est vrai que le ministre peut estimer que le facteur de l’abandon doit se voir accorder un poids considérable, il lui incombe quand même de prendre en considération les autres facteurs et d’expliquer pourquoi il a rendu une décision différente des évaluations faites par le STI en faveur du transfèrement. La Cour a convenu qu’il fallait renvoyer la demande en vue d’une nouvelle décision, et elle a donné au ministre des conseils précis :
[9] Afin de faciliter le nouvel examen par le ministre, nous proposons les conseils suivants, outre les commentaires susmentionnés :
● Le ministre doit prendre en considération et apprécier tous les facteurs énoncés à l'article 10, à la lumière des objets de la Loi énoncés à l'article 3, à savoir « faciliter l'administration de la justice » et « la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants » en « permettant à ceux‑ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux ». Les valeurs énoncées à l'article 6 de la Charte doivent aussi être prises en compte. Le ministre doit appliquer la Loi dans la version qui était en vigueur au moment où M. Carrera a demandé son transfèrement.
● L'alinéa 10(1)b) de la Loi oblige le ministre à déterminer si le délinquant « a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente ». Nous convenons avec l'avocat du ministre que cet alinéa suppose une analyse rétrospective — et non pas prospective — de la question de l'abandon. Cependant, même s'il s'agissait bien d'un abandon, le ministre doit toujours procéder à l'examen décrit au point précédent.
La décision faisant l’objet du présent contrôle
[15] Dans sa décision du 8 janvier 2014, le ministre de la Sécurité publique, monsieur Steven Blaney, a rejeté de nouveau la demande de transfèrement au Canada de M. Carrera, en se fondant sur le même dossier que dans le cas de la décision précédente.
[16] Le ministre prend acte du jugement de la Cour d’appel fédérale et de ses conseils, et note qu’il a évalué les faits dans le contexte des objets de la Loi ainsi que des facteurs énumérés à l’article 10.
[17] Pour ce qui est des facteurs énumérés à l’article 10, le ministre signale que le sommaire du SCC fait état de l’existence de plusieurs facteurs positifs en faveur de l’octroi de la demande de transfèrement : M. Carrera ne présente aucune menace évidente pour la sécurité du Canada, il n’a aucun lien avec le crime organisé et il a des liens sociaux et familiaux avec le Canada. Il ajoute que le demandeur assume la responsabilité de ses actes et les regrette, et il note les progrès que ce dernier a accomplis durant son incarcération, y compris les programmes suivis et les travaux effectués.
[18] Le ministre dit avoir [traduction] « accordé une attention particulière » aux renseignements mis en lumière par le STI du SCC et il signale une fois de plus les facteurs positifs. Cependant, conclut-il, ces aspects ne suffisent pas pour atténuer trois points préoccupants : 1) le demandeur a quitté le Canada ou a vécu à l’étranger dans l’intention d’abandonner le Canada en tant que lieu de sa résidence permanente, 2) la gravité des infractions commises aux États‑Unis de même que le casier judiciaire du demandeur au Canada, et 3) la difficulté que pourrait avoir le demandeur à respecter les conditions de libération conditionnelle et les problèmes de gestion qu’il pourrait poser.
[19] Le ministre explique pourquoi sa décision diffère de celle du STI du SCC :
[traduction] Le STI du SCC a fait ressortir des éléments qui sont pertinents à l’égard des facteurs énumérés à l’article 10 de la Loi. Cela m’aide à rendre ma décision. Cependant, au‑delà de ces facteurs énumérés, il y en a d’autres, concordant avec l’objet de la Loi, dont je peux tenir compte. Dans la présente affaire, le fait que j’aie pris en considération la gravité de l’infraction et la difficulté de M. Carrera à respecter les conditions de libération conditionnelle découle de ce pouvoir discrétionnaire résiduel. Plus précisément, la gravité des infractions sous‑jacentes de M. Carrara, son casier judiciaire au Canada et le fait qu’il ait pris la fuite pendant qu’il était en liberté conditionnelle sont des facteurs qui dénotent que M. Carrera n’est pas encore prêt à être réintégré dans la société canadienne et que son transfèrement ne contribuerait pas à sa réadaptation ou à la bonne administration de la justice. C’est la raison pour laquelle ma conclusion ultime sur la possibilité de transfèrement de M. Carrera peut sembler s’écarter des facteurs que le STI m’a soulignés.
[20] Le ministre réitère les facteurs qui étayent un transfèrement, mais il conclut que les facteurs positifs ont moins de poids que la gravité de l’infraction, la difficulté du demandeur à se conformer aux conditions de libération conditionnelle et son abandon du Canada, un facteur qui [traduction] « mérite un poids particulier », et que ce sont là des raisons sérieuses pour ne pas consentir au transfèrement.
[21] Pour ce qui est de la question de l’abandon du Canada, le ministre signale que [traduction] « pour ceux qui ont abandonné le Canada, l’objet de la Loi ne doit pas être un moyen de revenir au pays en vue de tirer avantage de son système correctionnel. Il me semble que c’est la raison pour laquelle le facteur de l’abandon dont il est question à l’alinéa 10(1)b) est inclus dans ceux que je dois prendre en considération. » Le ministre signale une fois de plus que [traduction] « ce facteur milite fortement en faveur du fait de ne pas consentir au transfèrement ».
[22] Le ministre invoque là encore les mêmes facteurs – la gravité de l’infraction commise aux États‑Unis, le lourd casier judiciaire du demandeur et l’omission antérieure de ce dernier de respecter les conditions de libération conditionnelle – pour étayer sa conclusion selon laquelle [traduction] « il est raisonnable de conclure que [M. Carrera] continuerait de mettre en péril la sécurité publique s’il revenait au Canada ».
[23] Le ministre fait remarquer que le fait que M. Carrera ait eu de la difficulté à respecter les conditions de libération conditionnelle le préoccupe, car celui-ci serait en droit de demander sa libération conditionnelle dès son retour au Canada. Il ajoute qu’il ne croit pas que le transfèrement de M. Carrera correspond aux objets de la Loi car celui-ci a pris la fuite [traduction] « quand cela a fait son affaire », a vécu sous une fausse identité, souhaite maintenant revenir et serait immédiatement admissible à la libération conditionnelle. Le ministre, dans la décision, fait référence à trois reprises au moins à l’admissibilité immédiate de M. Carrera à la libération conditionnelle.
[24] Le ministre dit avoir tiré sa conclusion en tenant compte de l’analyse, faite dans le récent arrêt Divito de la Cour suprême du Canada, à propos des droits à la liberté de circulation que confère l’article 6 de la Charte :
[traduction] En tant que de citoyen du Canada, M. Carrera a le droit d’entrer au Canada. Je crois toutefois avoir évalué de façon raisonnable l’effet de la présente décision sur ce droit, en la mettant en balance de manière proportionnée, compte tenu de la nature de la décision concernant le transfèrement et du contexte dans laquelle elle est rendue, tant en ce qui a trait à la Loi qu’aux faits particuliers qui se rapportent à M. Carrera, ainsi qu’il est expliqué ici. La Loi ne crée pas un droit qui permet aux citoyens du Canada d’exiger que le Canada administre les peines qu’on leur inflige à l’étranger. Elle ne leur confère pas le droit de purger ces peines dans notre pays.
[25] En conclusion, le ministre émet l’opinion que M. Carrera n’est pas un bon candidat pour un transfèrement [traduction] « à ce stade‑ci » et il l’invite à présenter une nouvelle demande de transfèrement au moment opportun.
La norme de contrôle applicable
[26] Nul ne conteste que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est la raisonnabilité, compte tenu de la nature discrétionnaire de la décision du ministre. Dans l’arrêt LeBon c Canada (Procureur général), 2012 CAF 132, 433 NR 310 [LeBon], la Cour d’appel fédérale confirme que les décisions que rend le ministre à propos des demandes de transfèrement présentées en vertu de la LTID sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité, car elles sont « tributaires[s] des faits et […] de nature discrétionnaire » (au paragraphe 15).
[27] Le rôle de la Cour consiste donc à apprécier la justification de la décision et la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, de même qu’à déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).
[28] Les parties conviennent également que, dans ces circonstances, le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte des droits que confère au délinquant le paragraphe 6(1) de la Charte, ainsi que des valeurs qu’il exprime.
[29] Les dispositions applicables de la Loi sur le transfèrement international des délinquants et de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLSC) sont reproduites à l’annexe A.
Les questions en litige
[30] La question générale consiste à savoir si la décision du ministre de refuser le transfèrement est raisonnable.
[31] Le demandeur soutient que les trois conclusions ou facteurs clés qu’a invoqués le ministre à son sujet – l’abandon du Canada, la gravité de son infraction et son casier judiciaire, de même que le fait qu’il peut avoir de la difficulté à respecter les conditions de libération conditionnelle et qu’il peut être difficile à gérer – sont tous déraisonnables, tout comme la conclusion ultime du ministre selon laquelle ces facteurs ont plus de poids que ceux qui militent en faveur de son transfèrement au Canada.
[32] Le demandeur soutient en outre que cette conclusion ultime est déraisonnable, car elle n’est pas le reflet d’une mise en balance proportionnée des valeurs que consacre le paragraphe 6(1) de la Charte, d’une part, et des objectifs de la loi, d’autre part, compte tenu de la nature de la décision et du contexte factuel (Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395 [Doré], au paragraphe 57).
La position du demandeur
[33] Le demandeur convient que la mention de l’« administration de la justice », à l’article 3 de la version de la Loi qui était en vigueur à l’époque de la décision, inclut la promotion de la sécurité publique et il soutient que la disposition tout entière favorise la sécurité publique car la réadaptation et la réinsertion des délinquants sont un objectif conforme aux intérêts de la sécurité publique.
[34] Le demandeur est d’avis que la véritable question en litige est celle de savoir si le ministre a conclu de manière raisonnable que le refus de le transférer favorise les objectifs de la Loi. Il soutient que les trois conclusions du ministre sont déraisonnables quand on les évalue par rapport à ces objectifs. Dans l’ensemble, le refus de le transférer fait obstacle aux objectifs de l’article 3.
L’abandon du Canada – l’alinéa 10(1)b)
[35] Le demandeur soutient que la décision du ministre et la conclusion que celui-ci a tirée au sujet de son abandon du Canada, au sens de l’alinéa 10(1)b), ne suit pas les conseils que la Cour d’appel fédérale a donnés dans l’arrêt Carrera no 2.
[36] Le demandeur ajoute que même si la Cour d’appel fédérale a conclu que l’analyse de l’abandon du Canada par un délinquant est de nature rétrospective, cette analyse, si on l’évalue par rapport à tous les facteurs pertinents, doit être prospective. Le ministre doit prendre en considération les faits passés et aussi ceux qui sont survenus depuis ce temps dans le contexte de la réadaptation et de la réinsertion sociale potentielles du délinquant. La question est de savoir s’il est aujourd’hui apte à être transféré.
[37] Le demandeur signale que la Cour d’appel fédérale a rejeté l’idée que l’abandon du Canada est un « obstacle incontournable » et elle a conclu que même dans les cas d’abandon, il est nécessaire de prendre en compte et de soupeser la totalité des autres facteurs. Il soutient que la preuve n’étaye pas le poids qu’il convient d’accorder au facteur de l’abandon. De plus, ce facteur est plus que compensé par d’autres qui militent manifestement en faveur de son transfèrement.
[38] Le demandeur allègue que le ministre a omis de soupeser le facteur de l’abandon d’une manière conforme aux objets de la Loi, tels qu’indiqués à l’article 3 et dans les traités qu’elle met en œuvre. En accordant un poids considérable au fait qu’il a abandonné le Canada, le ministre a empêché que l’on examine s’il est actuellement apte à être transféré. Le ministre, ajoute-t-il, aurait dû prendre en considération les facteurs suivants : les circonstances entourant sa décision de quitter le Canada, sous l’influence de sa consommation abusive de drogue, si les raisons initiales pour quitter le Canada sont encore valables, s’il a maintenu des liens importants pendant son séjour à l’étranger, et s’il a changé d’idée et a formé l’intention de revenir au Canada.
[39] Le demandeur fait également valoir que la preuve d’abandon est équivoque. Le SCC n’a pas conclu qu’il avait abandonné le Canada; il a simplement résumé la preuve disponible. Il souligne l’évaluation communautaire que le SCC a établie en 2006 et en 2007, où l’on note qu’il [traduction] « semble » avoir abandonné le Canada mais qu’il a plus tard changé d’avis et que, selon les informations de sa famille, il avait, avant son arrestation aux États-Unis, l’intention de revenir au Canada. Il signale également sa demande de transfèrement, dans laquelle il dit être resté en contact avec sa famille et n’avoir jamais eu l’intention d’abandonner le Canada.
La gravité de l’infraction et le casier judiciaire du demandeur
[40] Le demandeur allègue que la conclusion du ministre, à savoir qu’il constituerait un danger pour la sécurité publique et, plus précisément, qu’il présente un risque important et est susceptible de se livrer à des activités criminelles semblables s’il est renvoyé au pays, est déraisonnable. La décision du ministre est contraire à l’avis du SCC et n’explique pas de manière suffisante ce qui justifie la conclusion différente, comme l’exige la décision Carrera no 2, précitée, et l’arrêt LeBon, au paragraphe 24).
[41] Le demandeur reconnaît qu’il n’existe pas de [traduction] « ligne de démarcation nette » pour ce qui est du degré d’explications que le ministre doit donner pour justifier que l’on s’écarte de la conclusion du SCC, mais il soutient que l’obligation de justifier la décision est plus lourde lorsque les facteurs qui militent en faveur d’un allègement sont sérieux. Dans la présente affaire, compte tenu de l’appui du SCC, les raisons qu’invoque le ministre pour faire abstraction du soutien du SCC ne sont pas suffisantes.
Le risque de manquement aux conditions de libération conditionnelle et les problèmes de gestion
[42] Le demandeur soutient que la conclusion selon laquelle il risquerait de manquer aux conditions de sa libération conditionnelle et qu’il serait difficile à gérer repose sur une analyse viciée et est donc déraisonnable.
[43] Le demandeur soutient une fois de plus que le ministre n’a pas expliqué pourquoi il est arrivé à une conclusion différente de celle du SCC. Même si ce dernier n’a pas formulé de recommandation ou de conclusion précise, il n’aurait pas conclu qu’il était apte à être transféré s’il estimait qu’il aurait de la difficulté à respecter ses conditions de libération conditionnelle.
[44] Le demandeur signale que le ministre, pour appuyer la conclusion selon laquelle il ne respecterait pas les conditions de libération conditionnelle, a invoqué sa fuite du pays ainsi que son admissibilité immédiate à une demande de libération conditionnelle dès son retour.
[45] Le demandeur est d’avis que le ministre, en concluant qu’il ne respecterait pas les conditions de libération conditionnelle et serait difficile à gérer, a mal interprété les faits. Même s’il peut être admissible à demander une libération conditionnelle après son retour, rien ne garantit que l’on accédera à cette demande. Il y aurait une évaluation, un plan correctionnel, une évaluation de risque et au moins six mois d’incarcération avant qu’il puisse même présenter une telle demande. Il soutient également que le ministre a fait abstraction du rôle que joue la Commission des libérations conditionnelles pour ce qui est de décider s’il risquerait de manquer aux conditions de libération conditionnelle ou s’il serait difficile à gérer.
[46] Le demandeur soutient en outre que le ministre se fonde sur sa conduite antérieure – notamment le fait d’avoir pris la fuite, un fait qu’il ne peut pas changer et qui est survenu il y a longtemps de cela – pour déterminer qu’il serait à présent difficile à gérer, sans l’avantage d’une évaluation récente. Des faits survenus il y a 30 ans de cela ne sont pas révélateurs du comportement présent du demandeur. Son dossier institutionnel aux États‑Unis ne fait pas état d’un mauvais comportement. L’évaluation que le SCC a faite en 2010 confirme les progrès qu’il a accomplis au sein de l’établissement pénitentiaire, l’amélioration de ses antécédents de supervision, sa sobriété et sa motivation. Le dossier indique par ailleurs que ses chances de réinsertion sont très bonnes, à la condition que ses progrès se poursuivent. C’est donc dire que la preuve contredit la conclusion voulant qu’il soit difficile à gérer.
[47] Le demandeur conteste la conclusion du ministre selon laquelle la Loi n’a pas pour objet de permettre aux délinquants de revenir au Canada afin de pouvoir tirer avantage du régime carcéral canadien. Même si ce dernier est plus avantageux, l’objectif de la Loi est une réadaptation et une réinsertion sociale qui profitent à la société, et pas seulement aux délinquants.
[48] Le demandeur soutient en outre que le ministre n’a pas tenu compte de la peine canadienne qu’il lui resterait à purger à son retour. Selon des informations du SCC, il resterait 1 020 jours.
L’analyse de la proportionnalité au regard de la Charte dans les arrêts Doré/Divito
[49] Le demandeur soutient que la décision de refuser son transfèrement a un effet préjudiciable marqué sur les valeurs exprimées par le paragraphe 6(1) de la Charte. De ce fait, pour que les objectifs de la Loi aient préséance sur la valeur de la Charte qui est en litige, ces objectifs doivent être aussi importants, sinon plus, que l’effet qu’il subit. Il soutient qu’il n’y a pas eu de mise en balance proportionnée, comme l’exige et le recommande la Cour suprême du Canada dans les arrêts Doré et Divito, et que ce n’est pas parce que le ministre dit tout simplement que l’analyse a été faite qu’elle l’a été.
[50] Le demandeur ajoute que les derniers commentaires du ministre, à savoir qu’il pourrait présenter une nouvelle demande, ne sont pas une conclusion raisonnable vu que le facteur déterminant dans le refus de son transfèrement est qu’il s’est enfui du Canada et qu’il ne peut pas changer le passé.
[51] Pour ce qui est de la réparation, le demandeur indique que la seule issue raisonnable est que la Cour ordonne au ministre de consentir à son transfèrement. Il prévoit que le renvoi de sa demande en vue d’une nouvelle décision se soldera une fois de plus par le même résultat et que, comme dans l’affaire LeBon, la décision sera portée en appel devant la Cour d’appel fédérale, avec pour seul issu son renvoi au ministre en vue d’un nouvel examen.
La position du défendeur
[52] Le défendeur estime que le ministre a soupesé les facteurs opposés et a pris en considération l’objet de la Loi. La décision d’accorder ou de refuser un transfèrement est de nature discrétionnaire et le rôle de la Cour, au stade du contrôle judiciaire, n’est pas de soupeser de nouveau les éléments de preuve pris en considération dans le cadre de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Il soutient que le demandeur conteste en fait le poids relatif que l’on a accordé aux facteurs et aux éléments de preuve.
[53] Le défendeur souligne les faits qui sont incontestés : en 1987, le demandeur s’est enfui vers les États‑Unis pendant qu’il était en liberté conditionnelle de jour, a adopté une fausse identité pour éviter d’être repéré et est resté 10 ans aux États‑Unis avant d’être arrêté, déclaré coupable d’infractions liées à la drogue et condamné à 30 ans d’emprisonnement.
[54] Le ministre prend acte de l’objet de la Loi et énumère chacun des facteurs examinés ainsi que les faits sur lesquels il s’est fondé à l’égard de chacun. Il signale les facteurs qui militent en faveur et en défaveur d’un transfèrement et il indique clairement quels sont les points qui le préoccupent après avoir mis en balance les facteurs positifs et les facteurs négatifs.
[55] Le défendeur signale que les objectifs de la Loi, selon la version de l’article 3 qui était en vigueur à l’époque de la demande et de la décision, ne font pas expressément mention de la sécurité publique. Cependant, il ressort de la jurisprudence que la sécurité publique est l’un des aspects de l’administration de la justice (voir Holmes c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 112, 383 FTR 185, au paragraphe 9). Le ministre peut également prendre en considération d’autres aspects de l’administration de la justice qui peuvent dénoter qu’un transfèrement aura des conséquences négatives pour l’administration de la justice.
L’abandon du Canada – l’alinéa 10(1)b)
[56] Le défendeur soutient que le ministre a conclu de manière raisonnable que le demandeur avait quitté le Canada ou était demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente. Les faits qui étayent la conclusion d’abandon sont clairement énoncés dans la décision.
[57] Le défendeur fait valoir que la décision du ministre concorde avec les conseils que la Cour d’appel fédérale a donnés dans l’arrêt Carrera no 2; l’abandon du Canada était un facteur important, mais ce facteur n’est que l’une des trois raisons qui sous-tendent la décision du ministre et il a été pris en considération avec tous les autres facteurs pertinents. La question de l’abandon implique une analyse rétrospective, que l’on soupèse ensuite en parallèle avec d’autres facteurs.
[58] Le défendeur soutient que le ministre s’est concentré à juste titre sur la période de 10 ans qui a suivi la fuite du demandeur vers les États‑Unis. La preuve confirme que ce dernier avait l’intention de rester dans ce pays et qu’il s’y est établi : il a vécu sous une fausse identité afin d’éviter d’être repéré, il a exercé divers emplois, il a exploité une entreprise, il a entretenu une relation de longue durée et il a été propriétaire d’une maison.
[59] Par ailleurs, le défendeur est d’avis que les visites sociales occasionnelles du demandeur au Canada ne changent rien à la question de l’abandon. Comme il a été mentionné dans la décision Kozarov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, 333 FTR 27, au paragraphe 24, la Loi n’exige pas qu’un délinquant ait rompu tous les liens avec le Canada avant que l’on considère qu’il a abandonné le pays. Il signale également que la décision concorde avec l’évaluation communautaire que le SCC a établie en 2006, laquelle a déterminé que le demandeur était parti avec l’intention d’abandonner le Canada, quoiqu’il ait plus tard changé d’avis. Il reconnaît que le demandeur a des liens familiaux au Canada, mais, fait-il remarquer, il s’agit là d’un facteur distinct.
[60] Le défendeur conteste la position du demandeur selon laquelle le poids que le ministre a accordé à l’alinéa 10 (1)b) contrecarre l’objet de la Loi et les traités que celle-ci met en œuvre. Le poids considérable qui a été accordé au facteur de l’abandon tient compte de l’objet de la disposition, des objectifs légaux ainsi que des faits précis, dont celui que le demandeur a admis avoir eu l’intention de quitter le Canada pour éviter la prison. Il fait valoir que le ministre a conclu de manière raisonnable que la fuite du demandeur pendant qu’il était en liberté conditionnelle de jour et le fait d’avoir assumé une nouvelle identité étaient des [traduction] « gestes sérieux ».
[61] Le défendeur conteste également la présomption du demandeur selon laquelle les objets que sont la réadaptation et la réinsertion sociale ont préséance sur l’objet de l’administration de la justice dont il est question à l’article 3. Dans la présente affaire, le ministre, en examinant les facteurs pertinents, avait le pouvoir discrétionnaire d’accorder plus de poids à l’objet de l’administration de la justice, y compris la promotion de la sécurité publique (décision Holmes, précitée, au paragraphe 61).
[62] Le défendeur estime que le ministre n’a pas fait abstraction de la consommation abusive de substances du demandeur, ni des progrès qu’il a accomplis dans le cadre de ses programmes correctionnels, y compris un traitement contre la toxicomanie. La décision illustre que le ministre n’a pas été convaincu que la toxicomanie du demandeur avait eu une incidence sur le caractère volontaire de ses gestes.
La gravité de l’infraction et le casier judiciaire
[63] Le défendeur soutient que les conclusions que le ministre a tirées au sujet de la gravité des infractions du demandeur et de son casier judiciaire sont étayées par la preuve et raisonnables. Il n’a pas contesté les faits soumis au ministre; le demandeur est un criminel de carrière, dont les antécédents d’implication dans le trafic de la drogue, tant au Canada qu’aux États‑Unis, sont longs et constants.
[64] Le défendeur soutient également que les conclusions du ministre selon lesquelles le demandeur présentait un risque pour la sécurité publique et commettrait vraisemblablement des infractions semblables sont raisonnables. Pour prévoir le risque pour la sécurité publique, il était raisonnable que le ministre prenne en compte le casier judiciaire canadien de M. Carrera, qui remonte à 1971, de même que la fuite de ce dernier et le maintien de cet état de fait pendant 10 ans avant qu’il soit arrêté pour d’autres infractions sérieuses en matière de drogue.
[65] Le défendeur reconnaît que même si l’évaluation du SCC ne comporte aucune recommandation précise, certains commentaires dénotent que le SCC est d’avis que M. Carrera ne commettrait pas d’autres infractions s’il revenait au pays. Cependant, la décision du ministre ne va à l’encontre d’aucune recommandation précise. Par ailleurs, ce dernier est en droit de ne pas être d’accord avec l’évaluation et, conformément à l’arrêt LeBon, il a expliqué pourquoi il était arrivé à une conclusion différente.
[66] Dans la décision Carrera no 1, le juge Hughes a déclaré que la décision doit montrer que l’on était au courant de l’évaluation du SCC ainsi que la ou les raisons pour lesquelles les facteurs que le ministre a pris en considération ont plus de poids que cette évaluation. Le défendeur soutient que c’est exactement ce que fait cette décision; le ministre fait mention de l’évaluation du STI et note qu’il a pris en considération d’autres facteurs pour arriver à une conclusion différente, soit la gravité des infractions et la difficulté du demandeur, dans le passé, à respecter les conditions de libération conditionnelle.
[67] Le défendeur conteste l’argument du demandeur, à savoir que la décision récente reproduit la décision antérieure que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont jugée déraisonnable. Les faits sont les mêmes et certains des aspects demeurent les mêmes, mais la décision est exhaustive et tient compte des directives de la Cour d’appel fédérale ainsi que de l’exercice de mise en balance qu’exige l’arrêt Divito.
Le risque de manquements aux conditions de libération conditionnelle et les problèmes de gestion
[68] Le défendeur soutient que le fait que le demandeur ait pris la fuite pendant sa liberté conditionnelle de jour alors qu’il purgeait une partie d’une peine d’emprisonnement de quatre ans au Canada, les 10 années passées au large aux États‑Unis, ainsi que le fait qu’il ne se soit pas rendu aux autorités permettent au ministre de conclure qu’il ne pourrait pas être géré dans le cadre du régime canadien de libération conditionnelle.
[69] Le défendeur conteste l’argument du demandeur selon lequel la conclusion du ministre usurpe le rôle de la Commission des libérations conditionnelles ou dénote que cette dernière n’est pas capable de gérer les délinquants ou d’évaluer les risques. L’article 3 de la Loi exige que le ministre examine si un transfèrement favoriserait la réadaptation et la réinsertion sociale d’un délinquant, ce qui consiste à examiner si ce délinquant est en mesure de se conformer aux conditions d’une libération structurée au sein de la collectivité. Le ministre est en droit de tenir compte du fait que le demandeur pourrait présenter sur-le-champ une demande de libération conditionnelle, car ce fait est pertinent quant à la question de savoir si le demandeur présente le risque de manquer ultérieurement aux conditions de libération conditionnelle.
[70] Le défendeur soutient par ailleurs que l’admissibilité immédiate du demandeur à la libération conditionnelle n’a pas été le facteur déterminant. Ce commentaire a été fait dans le contexte de l’examen du ministre au sujet du facteur énoncé à l’alinéa 10(1)b), à savoir que le demandeur a pris la fuite et abandonné le Canada. Le ministre a fait remarquer que [traduction] « [f]uir le pays et assumer une nouvelle identité sont des gestes sérieux », ce qui l’a amené à conclure que le demandeur aurait de la difficulté à respecter les conditions de libération conditionnelle et qu’il serait difficile à gérer.
[71] Le défendeur fait valoir que le facteur important dans la décision est la fuite de M. Carrera, qui dénote une tendance sur le plan de sa conduite pendant qu’il relevait du système de justice canadien.
L’analyse de la proportionnalité au regard de la Charte selon les arrêts Doré/Divito
[72] Le défendeur signale que le paragraphe 6(1) de la Charte n’accorde pas aux citoyens canadiens le droit de purger au Canada une peine infligée à l’étranger, et il convient que le pouvoir discrétionnaire que la LTID confère au ministre doit être exercé d’une manière conforme aux valeurs de la Charte (arrêt Divito, précité, aux paragraphes 45 et 49). Il convient également que la décision doit refléter une mise en balance proportionnée de la protection conférée par la Charte et des objectifs législatifs, compte tenu de la nature de la décision et du contexte factuel, et il soutient qu’il ressort de la décision que le ministre a procédé à la mise en balance appropriée.
[73] Le défendeur conteste qu’il incombe davantage au ministre de contrebalancer l’effet du refus de transférer le demandeur par les objectifs législatifs de la Loi.
[74] La Cour suprême du Canada a reconnu dans l’arrêt Doré, au paragraphe 56, que les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur lorsqu’il procède à une mise en balance et qu’il sera satisfait au critère de la proportionnalité si la mesure « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables ». En l’espèce, le défendeur fait valoir que les conclusions et la décision générale du ministre reflètent les objectifs de la Loi et sont raisonnables.
[75] Pour ce qui est de la réparation que le demandeur souhaite obtenir, le défendeur soutient que la décision du ministre répond aux décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale dans les affaires Carrera no 1 et Carrera no 2, mais que la Cour, si jamais elle concluait que la décision est déraisonnable, devrait renvoyer la demande de transfèrement au ministre en vue d’une nouvelle décision. Décider de l’issue est une réparation exceptionnelle, non justifiée en l’espèce.
La décision est-elle raisonnable?
[76] Le ministre s’est appuyé sur le fait que le demandeur a abandonné le Canada, de même que sur d’autres facteurs – les antécédents criminels, le risque de manquer aux conditions de libération conditionnelle et d’éventuels problèmes de gestion – pour décider de refuser son transfèrement au Canada. Il a mis l’accent sur l’abandon du Canada par le demandeur et ses antécédents criminels - une conduite antérieure qui ne peut pas être changée - et il a omis de prendre en considération la totalité des preuves concernant la conduite et la situation du demandeur, y compris ce qui a changé ou ce qui peut changer. En particulier, le ministre a omis de prendre en compte la totalité des preuves ou les a mal interprétées, relativement à l’admissibilité du demandeur à la libération conditionnelle ainsi que le reste de la peine qu’il lui faudrait purger, deux aspects sur lequel le ministre s’est fondé pour conclure que le demandeur présentait un risque pour la sécurité publique et que, s’il était renvoyé au Canada, il risquait de ne pas respecter les conditions de libération conditionnelle et de poser des problèmes de gestion.
La conclusion du ministre selon laquelle le demandeur a abandonné le Canada (alinéa 10(1)b)) est raisonnable
[77] Le ministre n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur a abandonné le Canada. Comme l’indique clairement le dossier, il a fui le Canada pour éviter de purger sa peine et il a vécu sous une fausse identité en vue de faciliter sa nouvelle vie aux États‑Unis, marquée par de nouveaux emplois, des entreprises commerciales, une relation de longue durée et la propriété d’une maison. Malgré les brèves visites clandestines du demandeur auprès de sa famille canadienne, rien n’indique qu’il aurait abandonné sa vie américaine ou qu’il serait retourné au Canada s’il n’avait pas été arrêté et incarcéré.
[78] La question est de savoir si d’autres facteurs contrebalanceraient peut-être la conclusion selon laquelle le demandeur a abandonné le Canada ou auraient plus de poids qu’elle. Si ce n’est pas le cas, l’abandon est l’« obstacle incontournable » contre lequel la Cour d’appel fédérale a mis en garde dans l’arrêt Carrera no 2.
L’abandon du Canada demeure l’« obstacle incontournable »
[79] À cause de l’accent que met le ministre sur l’alinéa 10(1)b), dont l’effet est rétrospectif, ainsi que sur son évaluation du risque pour le public et celle de la criminalité future, elles aussi guidées par des faits passés, il est presque inévitable que M. Carrera n’obtiendra jamais un transfèrement. Même si le ministre fait remarquer que [traduction] « M. Carrera n’est pas encore prêt à être réintégré dans la société canadienne », il semble qu’il ne le pourra jamais. Son casier judiciaire, ses antécédents criminels et le fait d’avoir abandonné le Canada sont des faits qui, d’après le ministre, militent très fortement contre un transfèrement. À mon avis, cette optique prédétermine l’issue de toute demande future et elle va à l’encontre de l’objet de la Loi.
[80] La décision du ministre est axée sur des faits passés qui ne pourront jamais changer : le fait que le demandeur a abandonné le pays et ses antécédents criminels. D’après l’analyse du ministre, ces facteurs ne peuvent pas être supplantés par les facteurs positifs. Vraisemblablement, ceux-ci ne deviendront pas meilleurs qu’ils le sont aujourd’hui : M. Carrera a un bon dossier en tant que détenu aux États‑Unis, il a suivi un large éventail de programmes de lutte contre sa toxicomanie, ainsi que des programmes de nature professionnelle, il bénéficie d’un solide soutien familial au Canada, l’évaluation du SCC n’a fait état d’aucune préoccupation au sujet d’un transfèrement, et les États‑Unis ont souscrit à son transfèrement, de sorte qu’il n’y a aucune préoccupation quant au fait que le demandeur ne respecterait pas cette peine.
[81] Malgré la longue décision du ministre, les préoccupations additionnelles qui y sont exposées ainsi que les motifs indiqués pour arriver à sa décision, le résultat est que l’abandon du Canada demeure l’« obstacle incontournable ».
[82] Dans l’arrêt Carrera no 2, la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué que si l’on peut accorder un poids considérable à la question de l’abandon, qui implique une analyse rétrospective, parce qu’on ne peut pas changer le passé, il faut prendre en compte tous les autres facteurs énumérés à l’article 10. Dans l’arrêt Carrera no 2, le ministre s’était fondé uniquement sur les facteurs énumérés à l’article 10 et la Cour d’appel fédérale y avait donc fait référence. Cependant, les conseils de la Cour d’appel fédérale s’étendent aux autres facteurs pertinents que le ministre a pris en considération et qui ne sont pas énoncés expressément à l’article 10. S’il est impossible pour un délinquant de surmonter un jour le facteur de l’abandon, malgré la prise en compte des facteurs pertinents qui sont énumérés à l’article 10 et d’autres éléments pertinents, l’abandon demeure un « obstacle incontournable », contrairement à l’arrêt Carrera no 2.
La gravité des infractions et le casier judiciaire ne peuvent pas être changés
[83] L’évaluation du SCC ne comprend aucun commentaire sur la probabilité que le demandeur commette des infractions semblables s’il est renvoyé au Canada, pas plus qu’il n’y est précisément recommandé de refuser son transfèrement. La décision du ministre prend acte de l’évaluation du SCC et indique clairement que ce dernier a des préoccupations résiduelles. Contrairement à l’argument du demandeur, on ne peut pas dire que le ministre n’a pas expliqué de manière suffisante pourquoi il est arrivé à une conclusion différente. Il a clairement indiqué qu’il n’était pas d’accord à cause de la gravité de l’infraction commise par le demandeur, ses antécédents criminels au Canada, de même que sa fuite – là encore, tous des facteurs que le demandeur ne peut pas changer.
Les autres facteurs applicables qui sont énumérés à l’article 10 pourraient étayer le transfèrement
[84] En l’espèce, à l’exception de la fuite du demandeur du Canada, tous les autres facteurs applicables qui sont énumérés à l’article 10 étaient positifs. Le ministre a reconnu que le demandeur a changé d’avis au sujet de son abandon du Canada, qu’il a de solides liens familiaux, qu’il n’a plus de liens criminels au Canada et qu’il a fait de bons progrès en prison au chapitre de sa toxicomanie et d’autres programmes après de nombreuses années d’institutionnalisation. Il n’y a rien de plus que le demandeur pourrait faire pour s’assurer que les facteurs positifs ont préséance sur les facteurs négatifs. Bien que le ministre déclare que les progrès du demandeur [traduction] « se poursuivront s’il continue de purger » sa peine, on voit mal comment cela mènerait à une issue différente vu que le ministre accorde plus de poids à des facteurs négatifs inchangeables.
Le risque de manquements aux conditions de libération conditionnelle et les « problèmes de gestion » sont fondés sur le défaut de prendre en considération la totalité des preuves pertinentes
[85] Le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser le transfèrement et il peut prendre en considération des facteurs pertinents allant au‑delà de ceux qui sont énoncés à l’article 10. Le rôle que joue la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas de soupeser ou de mettre en balance de nouveau les facteurs; cependant, les conclusions que le ministre a tirées sur le risque que présente le demandeur de ne pas respecter les conditions de libération conditionnelle et sur les problèmes liés à sa gestion reposent sur le fait de ne pas avoir pris en considération la totalité des preuves pertinentes ou de les avoir mal interprétées, ce qui aurait eu une incidence sur les conclusions tirées ainsi que sur l’appréciation générale de tous les facteurs pris en considération. En particulier, le ministre a omis de prendre en considération les aspects suivants : le fait d’être admissible à la libération conditionnelle ne veut pas dire que celle-ci sera accordée; la Commission des libérations conditionnelles procéderait à une évaluation complète des facteurs pertinents et serait guidée par l’aspect primordial qu’est la sécurité publique; enfin, le demandeur serait tenu de purger en tout ou en partie le reste de la peine canadienne qui lui a été infligée. La conclusion du ministre selon laquelle le demandeur présente un risque pour la sécurité publique et qu’il pourrait ne pas respecter les conditions de libération conditionnelle et serait difficile à gérer aurait pu être différente si le ministre avait pris en considération la totalité des preuves.
[86] Le souci du ministre au sujet de la difficulté qu’aurait M. Carrera à respecter les conditions de libération conditionnelle repose sur la conclusion que ce dernier s’est enfui de la [traduction] « justice canadienne » pendant qu’il était en liberté conditionnelle de jour, ainsi que sur l’observation répétée du ministre que M. Carrera sera en droit de demander la libération conditionnelle dès son retour au Canada.
[87] Il est loisible au ministre de considérer que M. Carrera serait admissible à la libération conditionnelle, mais il doit examiner pleinement ce qu’implique cette admissibilité, le moment où elle surviendrait, les principes de la LSCMLSC ainsi que le rôle de la Commission des libérations conditionnelles. En réalité, M. Carrera ne serait pas admissible immédiatement à la libération conditionnelle. Une fois qu’il le serait, rien ne garantit qu’on la lui accorderait. La Commission des libérations conditionnelles prendrait en considération la même conduite dont le ministre s’inquiète pour évaluer si, et à quelles conditions, M. Carrera devrait obtenir la libération conditionnelle. Ce dernier continuerait de purger sa peine sous garde si la Commission des libérations conditionnelles décidait que cette mesure était dans l’intérêt de la sécurité publique.
[88] De plus, il serait tenu de purger au moins une partie du reste de sa peine canadienne.
[89] Pour ce qui est de cette peine, a indiqué le SCC, il reste 1 060 jours à purger (une durée de près de trois ans) et ce délai serait rajusté. Bien qu’il ne soit pas clair s’il serait obligatoire de purger la totalité ou une partie de cette peine, cela aurait une incidence marquée sur l’admissibilité du demandeur à la libération conditionnelle. L’importance qu’accorde le ministre à l’admissibilité immédiate de M. Carrera à la libération conditionnelle résulte de la conversion de la peine de 30 ans infligée aux États‑Unis, peine dont il a maintenant purgé 16 ans, et les calculs qui seraient faits au moment du transfèrement, mais elle ne tient pas compte du reste de la peine canadienne à purger. L’inclusion du reste de cette peine aurait une incidence sur la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur serait admissible immédiatement à la libération conditionnelle et que cette admissibilité présente un risque pour la sécurité publique ainsi qu’un risque de manquements aux conditions de libération conditionnelle et des problèmes de gestion.
[90] La LSCMLSC prévoit à l’article 100 que la mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociales des délinquants. L’ajout plus récent de l’article 100.1 précise que le critère prépondérant qui s’applique dans toutes les décisions concernant la mise en liberté est la protection de la société.
[91] Même si le risque que présente le demandeur pour l’administration de la justice, qui inclut la sécurité publique, permet au ministre de prendre en considération un large éventail de facteurs, dont l’admissibilité à la libération conditionnelle, le ministre n’explique pas pourquoi ou comment cela aurait un effet négatif sur la sécurité publique.
[92] Bien qu’il n’ait pas usurpé le rôle de la Commission des libérations conditionnelles, le ministre semble ne pas avoir pris en compte le rôle important que celle‑ci jouerait au cas où le demandeur présenterait une demande de libération conditionnelle. La Commission est tenue de prendre en compte un large éventail de faits et de facteurs au moment de déterminer s’il convient d’accorder une mise en liberté et sous quelles conditions, dont la nature et la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant, les renseignements obtenus au cours du procès ou de la détermination de la peine, les renseignements obtenus des victimes et d’autres éléments du système de justice pénale, ainsi que les évaluations fournies par les autorités correctionnelles. La décision de la Commission doit concorder avec la protection de la société, et elle est régie par le critère prépondérant de la sécurité publique.
[93] L’argument du défendeur selon lequel le ministre a principalement mis l’accent sur le facteur de l’abandon et a peu insisté sur l’admissibilité immédiate du demandeur à la libération conditionnelle n’est pas corroboré par la décision. Le ministre mentionne à trois reprises au moins que le demandeur serait immédiatement admissible à la libération conditionnelle. À l’évidence, il a accordé un poids considérable à sa conception erronée selon laquelle le demandeur serait immédiatement admissible.
[94] Par ailleurs, l’argument du défendeur selon lequel l’abandon a été le facteur important pose problème parce que ce fait ne peut pas être changé, et la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué qu’il faut également prendre en considération la totalité des autres facteurs.
[95] De façon plus générale, le ministre ne semble pas avoir vérifié si, pour la réadaptation et la réinsertion du demandeur, le système correctionnel canadien pouvait offrir une meilleure solution de rechange que le fait de demeurer incarcéré aux États‑Unis jusqu’à la conclusion de sa peine et, ensuite, son retour au Canada, peut‑être sans préparation aucune en vue de sa réinsertion et sans autres programmes de réadaptation.
[96] Le ministre a également souligné que le demandeur, en étant transféré sous la garde du Canada, bénéficierait d’un avantage : son admissibilité immédiate à une demande de libération conditionnelle. La remarque du ministre selon laquelle le demandeur cherche à obtenir un avantage en présentant une demande de transfèrement est incompatible avec l’objet général de la LTID, qui consiste à contribuer à l’administration de la justice ainsi qu’à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale en leur permettant de purger leur peine dans leur pays d’origine. Nombreux sont les délinquants qui obtiendront un avantage s’ils reviennent au Canada pour y purger le reste de leur peine, car le système correctionnel canadien est très louable pour ce qui est de mettre en balance l’objectif primordial de la protection de la société et la promotion de la réadaptation et de la réinsertion sociale des délinquants. Si l’avantage d’être admissible plus rapidement à la libération conditionnelle au Canada qu’à l’étranger est un point négatif pour le demandeur, ce le serait aussi pour de nombreux délinquants qui tentent d’obtenir leur transfèrement.
[97] La conclusion du ministre est déraisonnable, car l’analyse du risque que présente le demandeur sur le plan de la sécurité publique, d’une part, et le fait de ne pas respecter les conditions de mise en liberté et de causer des problèmes de gestion, d’autre part, ne tient pas compte de la totalité des éléments de preuve ou interprète mal la preuve concernant le reste de la peine que le demandeur doit encore purger et son admissibilité à la libération conditionnelle, qui ne serait pas immédiate.
L’analyse de la proportionnalité au regard de la Charte selon les arrêts Doré/Divito
[98] La valeur consacrée par la Charte qui est en litige en l’espèce est le droit du délinquant de revenir au Canada dès sa mise en liberté ainsi que la possibilité d’y revenir plus tôt, sous réserve des dispositions de la LTID et de la condition selon laquelle l’entité étrangère et le ministre doivent tous deux y consentir.
[99] Selon le demandeur, le ministre n’a pas procédé à une mise en balance proportionnée de la protection conférée par la Charte et des objectifs législatifs comme l’a prescrit la Cour suprême du Canada, mais il est impossible de conclure que cette mise en balance n’a pas été faite. La Cour a établi les principes de l’analyse requise ainsi que les étapes qu’elle comporte, mais l’application de ces principes variera en fonction des faits et elle peut exiger certaines adaptations, surtout dans les cas où le processus de mise en balance met en cause des valeurs reconnues par la Charte, plutôt que des droits garantis par cette dernière.
[100] Dans l’arrêt Divito, la Cour suprême du Canada a fait remarquer, au paragraphe 45 : « bien que la LTID permette à un citoyen de retourner au Canada dans ce but, dans le contexte restreint du maintien en détention, le par. 6(1) ne confère pas aux citoyens canadiens le droit de purger au Canada les peines qui leur ont été infligées à l’étranger. »
[101] La Cour a signalé, au paragraphe 48, que les Canadiens ont le droit d’entrer au Canada, mais ceux qui sont incarcérés ne peuvent y revenir que si la LTID le leur permet. Selon la Cour, la LTID ne crée pas un droit constitutionnellement protégé d’entrer au Canada même si l’entité étrangère y consent, pas plus qu’elle n’oblige le Canada à autoriser le délinquant à revenir au pays pour y purger sa peine. Au paragraphe 49, elle a ajouté qu’une fois que l’entité étrangère consent au transfèrement, le pouvoir discrétionnaire du ministre est engagé et doit être exercé d’une manière raisonnable et conforme aux valeurs pertinentes de la Charte :
Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Doré, « [d]ans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte » (paragraphe 57).
[102] Dans l’arrêt Doré, aux paragraphes 55 à 58, la Cour suprême du Canada a expliqué de quelle façon effectuer l’exercice de mise en balance. Premièrement, le décideur doit examiner les objectifs législatifs. Deuxièmement, il doit se demander comment protéger au mieux la valeur en jeu qui est consacrée par la Charte, compte tenu des objectifs visés par la loi. Cela l’oblige à mettre en balance la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte, d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part. Il aura satisfait au critère de la proportionnalité si la mesure « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables ». Dans l’ensemble, « il s’agit donc de déterminer si – en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel – la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte. »
[103] La Cour a ajouté qu’il y a lieu de faire preuve de déférence envers les organismes administratifs et législatifs dans le cadre de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte et des objectifs plus larges. L’élément ultime est celui de savoir si en exerçant le pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi, le décideur a mis en balance d’une manière appropriée la valeur pertinente que consacre la Charte et les objectifs de la loi. Dans l’affirmative, la décision sera considérée comme raisonnable.
[104] Dans la présente affaire, les objectifs de la loi comprennent la contribution à l’administration de la justice, dont la sécurité publique est un élément, ainsi que la réadaptation et la réinsertion des délinquants en permettant à ces derniers de purger leur peine dans leur pays d’origine. Il arrive parfois que ces objectifs puissent entrer en conflit les uns avec les autres, ce qui est le cas en l’espèce.
[105] La question de savoir comment protéger au mieux la valeur consacrée par la Charte qui est en litige, compte tenu des objectifs de la loi, pourrait amener à autoriser le transfèrement si l’on accordait plus de poids aux objectifs législatifs que sont la réadaptation et la réinsertion et, subsidiairement, elle pourrait amener à refuser le transfèrement si l’on accordait plus de poids à l’objectif législatif qu’est la sécurité publique.
[106] En l’espèce, ce n’est pas à cause du défaut de mettre en balance la valeur consacrée par la Charte qui est en jeu et les objectifs de la loi que la décision est déraisonnable, mais plutôt parce que le ministre a accordé un poids quasi insurmontable au facteur de l’abandon, sachant qu’il ne peut pas être changé. De plus, le ministre n’a pas pris en compte la totalité des faits concernant l’éventuelle admissibilité du demandeur à la libération conditionnelle et la condition voulant que ce dernier doive purger, en tout ou en partie, le reste de sa peine canadienne. Il s’est fondé sur un point de vue erroné, à savoir que le demandeur aurait immédiatement droit à la libération conditionnelle, et ce point de vue a servi de fondement à la conclusion selon laquelle le demandeur présente un risque pour la sécurité publique, ne pourrait pas être géré s’il était en libération conditionnelle et poserait des problèmes de gestion.
[107] J’ai conclu que la décision est déraisonnable et qu’il faut examiner une fois de plus la demande de transfèrement, mais je ne souscris pas à la position du demandeur selon laquelle il y a lieu en l’espèce d’ordonner que le ministre consente au transfèrement.
[108] La décision la plus récente n’est pas une réplique de la décision antérieure. Contrairement à l’affaire LeBon, il n’est pas question ici d’une situation où, « bien que la seconde décision soit plus longue, il s’agit essentiellement d’une reformulation de la première » (paragraphe 13). Le ministre a relevé des points préoccupants qui n’avaient pas été soulevés dans la décision défavorable précédente. Comme il a été mentionné plus tôt, certains de ces points sont dus à une compréhension erronée de la preuve ou au fait de ne pas avoir pris en compte la totalité des éléments de preuve concernant l’admissibilité du demandeur à la libération conditionnelle et le reste de la peine qu’il doit purger au Canada. Le ministre devrait avoir la possibilité d’examiner de nouveau les facteurs pertinents en prenant pour base la totalité des éléments de preuve, les principes et les dispositions de la LSCMLSC au sujet de la mise en liberté sous condition, ainsi que l’effet du reste de la peine que le demandeur est tenu de purger au Canada.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et le ministre réexaminera la demande de transfèrement du demandeur.
2. Le demandeur aura droit aux dépens afférents à la demande, d’un montant de 2 500 $.
« Catherine M. Kane »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
Annexe A
Les dispositions pertinentes de la Loi sur le transfèrement international des délinquants et de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition
La Loi sur le transfèrement international des délinquants
L’objet visé est énoncé à l’article 3 de la Loi, telle qu’elle était en vigueur à l’époque de la demande :
3. La présente loi a pour objet de faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux. |
3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals. |
L’article 10 énumère les facteurs que le ministre doit prendre en considération pour décider d’approuver ou non une demande de transfèrement. La disposition qui suit est celle qui était en vigueur à l’époque de la demande :
10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien : |
10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors: |
a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada; |
(a) whether the offender's return to Canada would constitute a threat to the security of Canada; |
b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente; |
(b) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence; |
c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada; |
(c) whether the offender has social or family ties in Canada; and |
d) l'entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne. |
(d) whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender's security or human rights. |
(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger: |
(2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors: |
a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l'article 2 du Code criminel; |
(a) whether, in the Minister's opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and |
b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985). |
(b) whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T-15 of the Revised Statutes of Canada, 1985. |
La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition
L’article 100 énonce l’objet de la mise en liberté sous condition et l’article 100.1 souligne que le critère prépondérant est la sécurité publique. L’article 101 présente les principes directeurs.
100. La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois. |
100. The purpose of conditional release is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by means of decisions on the timing and conditions of release that will best facilitate the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law-abiding citizens. |
100.1 Dans tous les cas, la protection de la société est le critère prépondérant appliqué par la Commission et les commissions provinciales. |
100.1 The protection of society is the paramount consideration for the Board and the provincial parole boards in the determination of all cases. |
101. La Commission et les commissions provinciales sont guidées dans l’exécution de leur mandat par les principes suivants : |
101. The principles that guide the Board and the provincial parole boards in achieving the purpose of conditional release are as follows: |
a) elles doivent tenir compte de toute l’information pertinente dont elles disposent, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, la nature et la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant, les renseignements obtenus au cours du procès ou de la détermination de la peine et ceux qui ont été obtenus des victimes, des délinquants ou d’autres éléments du système de justice pénale, y compris les évaluations fournies par les autorités correctionnelles; |
(a) parole boards take into consideration all relevant available information, including the stated reasons and recommendations of the sentencing judge, the nature and gravity of the offence, the degree of responsibility of the offender, information from the trial or sentencing process and information obtained from victims, offenders and other components of the criminal justice system, including assessments provided by correctional authorities; |
b) elles accroissent leur efficacité et leur transparence par l’échange, au moment opportun, de renseignements utiles avec les victimes, les délinquants et les autres éléments du système de justice pénale et par la communication de leurs directives d’orientation générale et programmes tant aux victimes et aux délinquants qu’au grand public; |
(b) parole boards enhance their effectiveness and openness through the timely exchange of relevant information with victims, offenders and other components of the criminal justice system and through communication about their policies and programs to victims, offenders and the general public; |
c) elles prennent les décisions qui, compte tenu de la protection de la société, ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire et proportionnel aux objectifs de la mise en liberté sous condition; |
(c) parole boards make decisions that are consistent with the protection of society and that are limited to only what is necessary and proportionate to the purpose of conditional release; |
d) elles s’inspirent des directives d’orientation générale qui leur sont remises et leurs membres doivent recevoir la formation nécessaire à la mise en œuvre de ces directives; |
(d) parole boards adopt and are guided by appropriate policies and their members are provided with the training necessary to implement those policies; and |
e) de manière à assurer l’équité et la clarté du processus, les autorités doivent donner aux délinquants les motifs des décisions, ainsi que tous autres renseignements pertinents, et la possibilité de les faire réviser. |
(e) offenders are provided with relevant information, reasons for decisions and access to the review of decisions in order to ensure a fair and understandable conditional release process. |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-348-14
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INTITULÉ : |
RAPHAEL CARRERA, (ALIAS RAFFAELE MILONE) c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 23 SEPTEMBRE 2014
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JJUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE KANE
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS : |
LE 19 JANVIER 2015
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COMPARUTIONS :
John Norris Meara Conway
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POUR LE DEMANDEUR
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Ayesha Laldin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Simcoe Chambers Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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