Date : 20150122
Dossier : IMM-5854-13
Référence : 2015 CF 85
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2015
En présence de monsieur le juge Boswell
ENTRE : |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
demandeur |
et |
TERENTIY KORNIENKO |
(alias TERENTIY KOMIENKO) |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. La nature de l’affaire et son contexte
[1] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a reconnu au défendeur, M. Kornienko, la qualité de personne à protéger selon l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR et demande à la Cour d’annuler cette décision et de renvoyer l’affaire pour qu’un autre commissaire de la SPR rende une nouvelle décision.
[2] M. Kornienko est citoyen russe et résident permanent de l’Ukraine. Il est arrivé au Canada le 14 août 2009 et y a présenté une demande d’asile le 8 décembre 2009. Il a déclaré qu’il craignait d’être victime de persécution ou de traitements ou peines cruels et inusités du fait de son homosexualité.
[3] Le 7 mars 2012, la SPR a d’abord rejeté la demande de M. Kornienko, mais celui‑ci a demandé le contrôle judiciaire de la décision et a obtenu le renvoi de son dossier devant la SPR (voir Kornienko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1419 (disponible sur CanLII)). Le 17 juin 2013, après avoir réexaminé l’affaire, la SPR a jugé que M. Kornienko avait la qualité de personne à protéger du fait qu’il serait perçu comme un homosexuel en Ukraine ou en Russie et qu’il serait ainsi exposé au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans l’un et l’autre pays. C’est cette décision que le ministre demande à la Cour d’annuler.
II. La décision faisant l’objet du contrôle
[4] La SPR a déclaré que « [d]ans cette affaire, la question déterminante était celle de la crédibilité », tout en observant néanmoins qu’une personne « peut être à la fois réfugié et menteur » (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181, 73 Imm LR (3d) 151).
[5] Le témoignage de M. Kornienko a suscité, à bien des égards, de nombreuses réserves de la part de la SPR, dont les suivantes :
• Bien que M. Kornienko ait déclaré qu’il avait projeté de demander l’asile dès juillet 2009, il a attendu jusqu’au 8 décembre 2009 pour le faire, soit environ quatre mois après son arrivée au Canada. La SPR a jugé que le temps écoulé venait affaiblir ses déclarations concernant la crainte subjective de persécution qu’il disait éprouver et elle ne l’a pas jugé crédible lorsqu’il a tenté d’en faire porter le blâme à un consultant en immigration.
• La SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Kornienko en raison des témoignages contradictoires qu’il a livrés au sujet du moment où il s’est rendu compte qu’il était gai. Dans l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels, le demandeur a déclaré que, jusqu’à ce qu’il ait sa première relation sexuelle avec un homme, vers l’âge de dix-neuf ans, il considérait que les homosexuels étaient des gens mal intentionnés. En revanche, à sa première audience, il a affirmé qu’il se savait gai depuis l’âge de 13 ans.
• La SPR a déclaré que la crédibilité de M. Kornienko était d’autant plus affaiblie qu’il n’avait fourni aucune preuve médicale des blessures qu’il aurait subies par suite d’une agression de nature homophobe survenue en février 2009, et qu’il n’avait pu expliquer cette omission de manière convaincante.
• La SPR a jugé que la lettre par laquelle il a obtenu son congé de l’hôpital par suite d’une agression qui serait survenue en juillet 2009 était entachée d’irrégularités, tout comme la manière dont M. Kornienko affirmait l’avoir obtenue. La SPR a dit douter de sa fiabilité et n’y a accordé que peu de poids.
• Le rapport médico-légal relatif à cette même agression alléguée de juillet 2009 renvoyait à la lettre de congé et, en ce sens, elle suscitait les mêmes doutes sur le plan de la fiabilité. De plus, au départ, M. Kornienko s’est montré incapable de dire lequel de ces documents avait été délivré le premier, et la SPR a refusé d’admettre que cette erreur pouvait être attribuable à la simple nervosité. L’incident est venu miner encore davantage la crédibilité de M. Kornienko, et la SPR a également accordé peu de poids à ce rapport.
• À Toronto, en mai 2012, M. Kornienko a épousé un homme du nom de Peter Ekimov, qui essayait de le parrainer en qualité d’époux, mais la SPR n’a pas cru à l’authenticité du mariage. La SPR a écarté les lettres écrites par les mères des époux pour exprimer leur soutien au mariage et corroborer d’autres aspects de leurs témoignages, puisque M. Kornienko et M. Ekimov leur en avaient dicté le contenu. De plus, M. Ekimov et M. Kornienko ont livré des témoignages contradictoires au sujet de leur relation et « ne se connaissent pas aussi bien que ce à quoi il serait raisonnable de s’attendre de la part d’époux ». Comme il y avait lieu de douter de la crédibilité de M. Kornienko comme de celle de M. Ekimov, la SPR a également accordé peu de poids aux photographies montrant les deux hommes ensemble et à celles de M. Kornienko et de l’homme qui aurait été son petit ami en Ukraine.
• Même si M. Kornienko a travaillé comme bénévole dans un centre communautaire LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres) et qu’il a pris part à un défilé de la fierté gaie, la SPR a conclu qu’il ne s’agissait pas d’éléments de preuve concluants de son orientation sexuelle, car n’importe qui pouvait faire de même.
[6] Malgré les réserves exposées précédemment, la SPR a énoncé en termes laconiques la conclusion à laquelle elle est arrivée :
[101] Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, je conclus que le demandeur d’asile, selon la prépondérance des probabilités, serait exposé au risque de traitements ou peines cruels ou inusités en Ukraine ou en Russie en raison de son orientation sexuelle présumée en tant qu’homosexuel. Je conclus ainsi que le demandeur d’asile est une personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR et j’accueille sa demande d’asile.
III. Les observations des parties
[7] Le ministre a invoqué principalement deux arguments qui, selon lui, permettent d’affirmer que la décision de la SPR n’est pas raisonnable. Premièrement, les motifs de la décision ne concordent pas avec le résultat final. Deuxièmement, la SPR ne conclut nulle part que M. Kornienko ne bénéficierait d’aucune protection de l’État en Russie ou en Ukraine. Selon le ministre, la SPR doit se livrer à une certaine évaluation en vue de préciser les raisons pour lesquelles elle est arrivée à telle conclusion, et il était déraisonnable qu’elle ne le fasse pas. Le ministre affirme en outre que la SPR a omis de procéder à une évaluation du risque auquel M. Kornienko était personnellement exposé.
[8] Le ministre fait valoir que les motifs de la SPR ne permettent pas « de savoir si [le résultat] fait partie des issues possibles » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, [2011] 3 RCS 708 (Newfoundland Nurses)). Selon le ministre, la SPR était tenue d’apprécier la preuve documentaire objective et de décider si M. Kornienko pouvait bénéficier d’une protection adéquate de l’État ou s’il existait une preuve contraire claire et convaincante. Citant un passage de l’arrêt Ghazizadeh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 465 (QL), 154 NR 236 (CAF), le ministre affirme que le « concept tout entier du réfugié “sur place” exige d’évaluer la situation du pays d’origine du requérant après qu’il l’a quitté ».
[9] M. Kornienko réplique que la Cour doit tenir compte de l’ensemble de la preuve soumise à la SPR. Au final, bien qu’il soit possible que la SPR n’ait pas exposé en termes adéquats son analyse du degré de protection offert par les États russes et ukrainiens aux hommes homosexuels, la Cour doit se demander si la décision est raisonnable. À cet égard, M. Kornienko renvoie au paragraphe 6 de la décision, d’où il ressort clairement que la SPR « conclut, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile serait perçu comme un homosexuel en Russie et en Ukraine ». M. Kornienko fait également remarquer que la SPR disposait de documents qui permettaient de confirmer ce qu’est la situation des homosexuels en Russie et en Ukraine en plus de révéler qu’en Russie, la Douma était en voie de se doter d’une nouvelle loi homophobe interdisant la promotion de l’homosexualité auprès des mineurs.
[10] M. Kornienko ajoute que, bien qu’il eût été préférable que la SPR examine explicitement la question de la situation des homosexuels en Russie et en Ukraine, on ne peut pour autant affirmer qu’elle n’en a pas du tout tenu compte. De plus, M. Kornienko signale que, bien que la SPR n’ait ni conclu définitivement ni affirmé catégoriquement qu’il était homosexuel, il n’empêche qu’il est exposé à un risque personnalisé, étant un homme gai qui serait perçu comme tel en Russie et en Ukraine. M. Kornienko soutient que la décision de la SPR appartient tout à fait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
IV. Questions en litige et analyse
A. La norme de contrôle
[11] Aucune des parties ne conteste que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable. Ainsi, les conclusions de fait de la SPR et ses conclusions mixtes de fait et de droit commandent la déférence (Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, aux paragraphes 13 et 14 (disponible sur CanLII); Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir)). La Cour ne doit pas intervenir dans l’appréciation de la preuve faite par la SPR si ses conclusions sont justifiées, intelligibles et transparentes et qu’elles peuvent se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47). Ces critères sont remplis si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16).
[12] Par ailleurs, la Cour ne dispose pas du [traduction] « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654, citant Petro-Canada c British Columbia (Workers’ Compensation Board), 2009 BCCA 396, au paragraphe 56, 276 BCAC 135; Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, aux paragraphes 29 à 38, 372 DLR (4th) 567).
B. Peut-on présumer que la SPR a pris en compte l’ensemble de la preuve dont elle disposait?
[13] Le ministre affirme que la SPR se devait d’apprécier la preuve documentaire objective et de décider si M. Kornienko pouvait bénéficier d’une protection adéquate de l’État en Ukraine et en Russie. M. Kornienko répond qu’il faut présumer que la SPR a pris cette preuve en considération, même s’il eût été préférable qu’elle apprécie le degré de protection de l’État de manière explicite. Ainsi, l’une des questions essentielles dont la Cour est saisie est de savoir si le fait que la SPR ne semble pas avoir procédé à une véritable analyse de la situation des homosexuels en Russie et en Ukraine rend sa décision déraisonnable.
[14] Le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (la LCF) énonce les motifs de contrôle des mesures administratives sous le régime du paragraphe 72(1) de la LIPR (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 3 et 34 à 51, [2009] 1 RCS 339 (Khosa); Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 37, [2005] 2 RCS 100). L’alinéa 18.1(4)d) de la LCF énonce les critères justifiant la modification des conclusions de fait d’un tribunal administratif :
18.1 (4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas : |
18.1 (4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal |
[…] |
… |
d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose; [Non souligné dans l’original.] |
(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;
|
[15] Comme le fait remarquer la Cour suprême au paragraphe 46 de l’arrêt Khosa, cet alinéa montre que « le législateur voulait qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence » et il précise la teneur de la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 24 à 40 (disponible sur CanLII) (Rahal)). La Cour doit donc décider, en l’espèce, si la SPR « a rendu une décision […] fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée […] sans tenir compte des éléments dont [elle] dispos[ait]. »
[16] Il existe une règle selon laquelle il faut présumer qu’un décideur tel que la SPR, en l’occurrence, « a soupesé et considéré toute la preuve qui lui a été présentée, à moins que l’on fasse la preuve du contraire » (Boulos c Alliance de la fonction publique du Canada, 2012 CAF 193, au paragraphe 11 (disponible sur CanLII) (Boulos), citant Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL) (CA), au paragraphe 1). Ainsi, en règle générale, le défaut du décideur de faire état de certains éléments de preuve pertinents ne permettra pas de conclure qu’il a rendu sa décision sans tenir compte de ces éléments. Cela dit, ce n’est pas toujours le cas, et à cet égard, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” ». (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, au paragraphe 38, [2012] 1 RCF 257 (Hinzman), citant Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL), au paragraphe 17, 157 FTR 35 (1re inst.) (Cepeda-Gutierrez)).
[17] La jurisprudence de la Cour est dans une certaine mesure partagée sur la question de savoir s’il est permis de tirer une telle inférence lorsque la preuve dont il n’a apparemment pas été tenu compte est la documentation sur la situation qui règne dans le pays visé. La preuve de ce type est habituellement abondante et parfois même volumineuse, puisqu’elle comprend non seulement les documents que le demandeur a déposés ou auxquels il s’est expressément référé, mais aussi tout ce que contient le cartable national de documentation au sujet des pays de référence (Avila Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1291, aux paragraphes 42 et 44, [2014] 2 RCF 254). Récemment, dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Balogh, 2014 CF 932 (disponible sur CanLII) (Balogh), le juge Henry Brown a fait observer, au paragraphe 25, que « l’obligation qui pèse sur la SPR de mentionner expressément une preuve contredisant ses conclusions principales ne s’applique pas lorsque la preuve en question se révèle être une preuve documentaire de nature générale sur la situation dans le pays ». Un certain nombre de décisions de la Cour vont dans le même sens (voir p. ex. Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1001, au paragraphe 6 (disponible sur CanLII) (le juge Pinard); Zupko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1319, au paragraphe 38, 94 Imm LR (3d) 312 (la juge Snider); Camacho Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 746, au paragraphe 34 (disponible sur CanLII) (le juge Zinn); Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 466, aux paragraphes 59 et 60 (disponible sur CanLII) (le juge Mandamin)). Toutefois, ce principe a quelquefois été rejeté. Par exemple, dans la décision Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 190 (disponible sur CanLII), le juge Michael Manson déclare, au paragraphe 17, que « [l]a décision Cepeda‑Gutierrez n’appuie nulle part une interprétation aussi étroite ayant pour effet de limiter sa valeur de précédent aux éléments de preuve se rapportant à la situation personnelle du demandeur » (voir aussi Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 750, au paragraphe 56, 27 Imm LR (4th) 151 (le juge Russell)).
[18] Le juge John O’Keefe aborde la question de façon pragmatique dans la décision Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, aux paragraphes 35 à 39, 24 Imm LR (4th) 81 (Vargas Bustos). Sans adhérer à l’idée qu’on ne peut jamais déduire que des documents d’information sur un pays ont été ignorés du simple fait qu’il n’en est pas fait mention, le juge O’Keefe reconnaît tout de même qu’il serait bien souvent irréaliste, d’un point de vue administratif, d’exiger que la SPR traite expressément de chaque source de renseignements contradictoires. C’est pourquoi il affirme que « si la Commission explique sur quels éléments de preuve documentaire elle se fonde et qu’il s’agit d’une preuve fiable qui appuie raisonnablement ses conclusions, le fait de déceler quelques citations qui contredisent cette preuve et que le tribunal a rejetées sans expressément avoir donné des explications à l’appui de ce rejet ne rendra pas la décision déraisonnable » (Vargas Bustos, au paragraphe 39; voir aussi Hernandez Montoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 808, aux paragraphes 35 à 36 et 50 à 51 (disponible sur CanLII) (le juge LeBlanc)). Dans la même veine, la juge Mary Gleason a déclaré qu’« [i]l serait trop lourd pour la Commission de mentionner chacun des éléments de preuve n’allant pas dans le sens de ses conclusions. Tout ce qu’elle avait l’obligation de faire était d’examiner la preuve et de fonder raisonnablement ses conclusions sur les documents qui lui ont été présentés […] » (Kakurova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 929, au paragraphe 18 (disponible sur CanLII)).
[19] Il ne faut pas oublier que le principe qui se dégage des décisions Hinzman et Cepeda‑Gutierrez n’a pas obligatoirement à être suivi. Ce n’est que lorsque l’élément de preuve non mentionné est « important et contredit la conclusion du tribunal que la cour de révision peut décider que le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait » (Rahal, au paragraphe 39 (souligné dans l’original)). En outre, ce principe ne remplace pas la norme de contrôle habituelle, qui est celle de la décision raisonnable et qui veut que les cours de justice doivent « se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 17). Dans la mesure où les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16), il n’y a pas lieu d’inférer que des éléments de preuve contraires ont été ignorés (Herrera Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, aux paragraphes 11 à 13 (disponible sur CanLII)). La tâche de la SPR consiste simplement à expliquer la décision à laquelle elle est arrivée dans une affaire donnée, et non à rédiger des traités sur le risque de persécution ou la possibilité de bénéficier de la protection de l’État dans un pays ou un autre.
[20] En l’espèce, les motifs de la SPR sont dépourvus de toute analyse de la situation des homosexuels en Russie et en Ukraine. Toutefois, l’absence d’analyse ne rend pas automatiquement la décision de la SPR déraisonnable. Dans la présente affaire, c’était au ministre qu’il incombait de réfuter la présomption voulant que la SPR ait pesé et examiné l’ensemble de la preuve portée à sa connaissance; or, il ne l’a pas fait. Il ressort du dossier soumis en l’espèce que les cartables nationaux de documentation relatifs à la Russie et à l’Ukraine ont été produits devant la SPR, en même temps que divers autres documents concernant la situation des hommes homosexuels dans ces pays. Bien qu’il ne soit pas souhaitable qu’aucune analyse explicite du caractère adéquat de la protection de l’État ne figure dans les motifs de la SPR, on ne peut affirmer que cette dernière a rendu sa décision sans tenir compte des éléments dont elle disposait. La présente affaire diffère de celles dont il est question plus haut, où le fait qu’aucune allusion n’est faite à la documentation sur la situation du pays permet d’inférer qu’elle a été ignorée, étant donné que le tribunal administratif s’est appuyé sur d’autres documents allant dans le sens contraire. La Cour doit se garder de substituer sa propre opinion à celle de la SPR quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’elle a relevées dans les motifs.
[21] Il n’en demeure pas moins que la décision de la SPR ne peut se justifier qu’en tenant pour acquis que celle‑ci a implicitement conclu que la protection de l’État était inadéquate, ce qui nous amène à la question suivante.
C. Peut-on présumer que la SPR a conclu que la protection de l’État était insuffisante malgré l’absence d’une analyse?
[22] Sur cette question, la jurisprudence n’offre aucune orientation claire, car ce sont habituellement les demandeurs d’asile qui sollicitent le contrôle judiciaire des décisions de la SPR et qu’ils ont tout intérêt à ne pas remettre en question une décision portant que la protection offerte par un État est insuffisante. Or, en l’espèce, la décision de la SPR est contestée par le ministre. Celui‑ci soutient que la SPR est tenue de procéder à une certaine évaluation en vue de préciser les raisons pour lesquelles elle est arrivée à telle conclusion et que, compte tenu de l’absence de toute analyse et même, de toute mention de la question de la protection de l’État, la décision de la SPR n’était pas raisonnable.
[23] Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Rennock, 2003 CFPI 101 (disponible sur CanLII) (Rennock), le juge Douglas Campbell a statué, au paragraphe 7, que ce qui était alors la Section du statut de réfugié (la SSR) avait l’obligation de « déterminer si l’État d’origine du demandeur (ou de la demanderesse) a la capacité de lui d’offrir [sic] sa protection contre la source de la persécution dans les cas où la menace n’émane pas de l’État lui-même ». Il a annulé la décision contestée, car « [d]ans ses motifs, la SSR n’a fait aucune allusion à la disponibilité de la protection de l’État » (Rennock, au paragraphe 8).
[24] Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chen, 2004 CF 1403, 42 Imm LR (3d) 19 (Chen), le juge Edmond Blanchard était saisi d’un cas où la SPR avait effectivement fait renvoi à la preuve relative à la protection de l’État; il avait néanmoins accueilli la demande de contrôle judiciaire, étant donné qu’« aucune analyse n’a[vait] été effectuée à l’égard du caractère suffisant de la preuve pour réfuter la présomption de l’existence de la protection de l’État » (Chen, au paragraphe 27). Au paragraphe 29, le juge Blanchard a déclaré ce qui suit :
[…] je suis incapable à partir des motifs d’établir si la Commission a appliqué correctement le critère de l’arrêt Ward à l’égard de la protection de l’État. Il serait hypothétique de conclure que la Commission était convaincue qu’il y avait au dossier une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Il n’y a simplement aucune analyse qui permettrait de tirer une telle conclusion.
[25] Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abad, 2004 CF 866 (disponible sur CanLII) (Abad), la juge Judith Snider a elle aussi annulé une décision qui était « presque dépourvue de toute analyse sur la question de la protection de l’État » (Abad, au paragraphe 10). Dans cette affaire, il avait été jugé que le demandeur, à l’instar de M. Kornienko, avait menti, ce qui a fait dire à la juge Snider : « Si le demandeur d’asile lui‑même a témoigné qu’il n’aurait pas quitté son pays de nationalité n’eut été d’un [sic] incident pour lequel on avait conclu que c’était une pure invention, alors il semble obligatoire qu’une analyse approfondie de la question de la protection de l’État ait lieu » (Abad, au paragraphe 13).
[26] Bien que ces trois décisions soient antérieures à l’arrêt Newfoundland Nurses, d’autres décisions allant dans le même sens ont été rendues plus récemment. Par exemple, dans la décision Balogh, le juge Brown a statué que, bien que la SPR ait correctement exposé les règles de droit applicables en matière de protection de l’État, « l’omission fondamentale fut de sauter de ce résumé de la jurisprudence à la conclusion que la présomption de la protection de l’État avait été réfutée. Il n’est simplement pas possible que la Cour détermine comment ce résultat fut obtenu » (Balogh, au paragraphe 28; voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c Viljanac, 2014 CF 276, au paragraphe 20 (disponible sur CanLII); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Grdan, 2014 CF 187, aux paragraphes 12 à 15 (disponible sur CanLII).
[27] Dans la plupart des affaires susmentionnées – et à l’inverse de l’affaire Rennock et de la présente affaire –, on avait explicitement conclu que la protection offerte par l’État était insuffisante et les décisions avaient quand même été jugées déraisonnables. Ce constat tend à étayer la conclusion que la décision rendue en l’espèce est elle aussi déraisonnable.
[28] Évidemment, l’arrêt Newfoundland Nurses nous enseigne que les cours de révision doivent porter une attention respectueuse non seulement aux motifs effectivement donnés, mais aussi à ceux [traduction] « qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 12) et que le « décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16; voir aussi Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au paragraphe 3, [2012] 3 RCS 405). Cela dit, on peut difficilement affirmer que la question de la protection de l’État occupe une position subordonnée dans l’argumentaire de M. Kornienko. D’ailleurs, la Cour suprême a déclaré que la protection de l’État était un « élément crucial [de l’analyse] » lorsqu’il s’agit d’établir si la crainte du demandeur d’être persécuté est justifiée (Canada (AG) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 722, 103 DLR (4th) 1) et elle est tout aussi déterminante en ce qui a trait une la demande d’asile fondée sur l’alinéa 97(1)b), en raison du sous‑alinéa 97(1)b)(i).
[29] Il s’ensuit que le défaut de la SPR d’analyser, voire de mentionner la question du caractère suffisant de la protection de l’État ne peut se justifier en l’espèce, puisqu’elle constituait l’une des assises fondamentales de sa décision. En fait, le fait qu’elle n’ait pas même mentionné cette question soulève un autre problème, puisqu’il est impossible de dire si la SPR avait une bonne compréhension du droit en la matière.
[30] Enfin, il importe de préciser que la SPR n’a jamais conclu que M. Kornienko risquait d’être soumis à une peine cruelle et inusitée de la part de l’État lui‑même, auquel cas elle n’aurait pas été tenue de procéder à une analyse explicite de la possibilité de se réclamer de la protection de l’État (Rennock, au paragraphe 7). Comme la Cour l’a souligné dans la décision Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 RCF 3, au paragraphe 19, 187 FTR 110, si l’agent persécuteur est l’État, « il n’est pas nécessaire de déterminer l’étendue ou l’efficacité de la protection fournie par l’État; cette protection est par définition absente ».
V. Conclusion
[31] En définitive, les motifs livrés par la SPR en l’espèce ne permettent pas à la Cour de comprendre comment elle en est arrivée à sa décision. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et elle est par les présentes accueillie, et l’affaire est renvoyée à la SPR pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée, étant donné que les parties n’en ont proposé aucune.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Keith M. Boswell »
Juge
Traduction certifiée conforme
M.-C. Gervais
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-5854-13
|
INTITULÉ : |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c TERENTIY KORNIENKO, (alias TERENTIY KOMIENKO)
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 10 NOVEMBRE 2014
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE BOSWELL
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS : |
LE 22 JANVIER 2015
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COMPARUTIONS :
Ildíko Erdei
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POUR LE DEMANDEUR
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Kirk J. Cooper
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Rodney L.H. Woolf Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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