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Date : 20141222


Dossier : IMM-6318-13

Référence : 2014 CF 1229

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

TERRENCE CORNELIUS GLASGOW

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Le demandeur sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) a rejeté sa demande de sursis à une mesure de renvoi présentée selon le paragraphe 112(1) de la Loi. Le demandeur prie la Cour d’annuler la décision de l’agent d’ERAR et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il statue à nouveau sur la demande.

[2]               Le demandeur est un citoyen de Sainte‑Lucie qui est venu au Canada le 31 octobre 2011. À son arrivée, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a trouvé de la marijuana et de la cocaïne dans sa valise, et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) l’a accusé, en vertu du paragraphe 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19, d’importation de substances interdites. Le demandeur a soutenu que la valise lui avait été remise par un ami d’enfance, parce que la sienne était déchirée, et qu’il ne savait rien au sujet de ces drogues. Le demandeur a été acquitté du chef d’accusation d’importation de substances interdites le 20 août 2012.

[3]               Par la suite, le 25 septembre 2012, le demandeur a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait d’être tué par l’homme qui lui a remis la drogue pour avoir collaboré avec les autorités canadiennes. Dans sa demande d’asile, le demandeur a divulgué avoir plaidé coupable, en 2008, à une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles à Sainte‑Lucie, pour laquelle il s’est vu imposer une amende de 1 500 $. Le demandeur a donc fait l’objet d’une enquête. Le 13 mars 2013, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a décidé que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)b) de la Loi. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur à l’encontre de la décision de la CISR a été rejetée par la Cour le 13 août 2013 parce qu’il n’avait pas déposé son dossier (Glasgow c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, IMM‑2017‑13 (CF)).

[4]               Comme le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité, sa demande d’asile était irrecevable en application de l’alinéa 101(1)f) de la Loi. Par conséquent, le seul recours du demandeur consistait à demander un sursis à la mesure de renvoi en présentant une demande d’ERAR au titre du paragraphe 112(1) de la Loi, ce qu’il a fait. Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a reçu cette demande le 1er mai 2013.

[5]               Le renvoi du demandeur était prévu pour le 10 octobre 2013, mais sa requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant la présente demande de contrôle judiciaire, a été accueillie par la Cour le 8 octobre 2013.

II.                Décision contestée

[6]               Le 8 août 2013, un agent principal (l’agent) a rejeté la demande d’ERAR présentée par le demandeur.

[7]               Après avoir résumé les faits, l’agent a rejeté certains des arguments du demandeur parce qu’il ne les jugeait pas pertinents. Malgré la compassion ressentie par l’agent à l’égard du demandeur en raison de certaines situations qu’il a vécues, dont la tentative de suicide de sa fille, il a conclu que ces situations, bien qu’elles puissent constituer des motifs impérieux d’ordre humanitaire, n’étaient pas des facteurs de risque et ne relevaient donc pas de l’ERAR. Dans le même ordre d’idées, l’agent a aussi rejeté les arguments que le demandeur a fait valoir à l’encontre de la décision de la CISR au motif qu’un ERAR ne constitue pas un appel d’une décision d’interdiction de territoire.

[8]               L’agent a ensuite évalué les allégations quant au risque. Le demandeur a soutenu que son ami le tuerait pour l’avoir dénoncé aux autorités canadiennes, mais à aucun moment il n’a divulgué l’identité de son ami au cours de l’entretien avec le personnel de l’ASFC. L’identité du destinataire prévu de la valise a été divulguée par le demandeur, mais aucune preuve n’établit si ce renseignement a mené à une arrestation.

[9]               L’agent a accordé peu de poids aux lettres du cousin, du frère et de la sœur du demandeur étant donné qu’ils avaient tous un intérêt personnel dans l’issue de la demande, et qu’aucune de ces lettres ne donnait les raisons pour lesquelles ils croyaient que quelqu’un voulait tuer le demandeur. La lettre de la fiancée du demandeur, Mme Valery, précisait toutefois que celle‑ci avait reçu un appel en septembre 2012 au cours duquel quelqu’un lui a dit vouloir tuer le demandeur, mais l’agent y a aussi accordé peu de poids. La lettre de Mme Valery ne donnait aucun détail sur l’appel téléphonique, comme l’endroit, la date ou l’heure où il a eu lieu, ni sur la façon dont l’interlocuteur a su ce que le demandeur avait dit à l’ASFC. De plus, Mme Valery ne disait pas dans sa lettre si elle avait fait quoi que ce soit à la suite de cet appel, comme le signaler à la police. Vu que la fiancée du demandeur avait aussi un intérêt personnel dans l’issue de l’affaire, l’agent a accordé peu de poids à ses déclarations.

[10]           Ainsi, l’agent n’était pas convaincu que la ou les personnes responsables du complot en vue de passer des stupéfiants en contrebande ont proféré quelque menace que ce soit contre le demandeur. Selon l’agent, ce n’était pas une question de crédibilité, mais plutôt le fait que le demandeur n’avait pas fourni des éléments de preuve suffisants et fiables pour établir l’existence d’un risque selon la prépondérance des probabilités.

[11]           Même si la vie du demandeur était menacée, l’agent n’était pas convaincu que les autorités de Sainte‑Lucie ne seraient pas en mesure de protéger le demandeur ou disposées à le faire s’il était rapatrié. L’agent a constaté que le gouvernement de Sainte‑Lucie faisait des efforts pour faire baisser son taux élevé de criminalité, par exemple en augmentant le nombre de patrouilles dans les endroits critiques et en modernisant sa technologie de surveillance. Par ailleurs, comme il n’a pas été établi que la menace qui aurait été proférée contre le demandeur avait été signalée à la police, rien ne permettait de conclure que celle‑ci ne prendrait pas cette menace au sérieux. Sainte‑Lucie est une démocratie dotée d’un appareil judiciaire qui fonctionne bien et, selon l’agent, le demandeur devait présenter des éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État saint‑lucien, ce que le demandeur n’a pas fait. L’agent a donc décidé que le demandeur n’avait qualité ni de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés (la Convention) selon l’article 96 de la Loi ni de personne à protéger selon le paragraphe 97(1) de la Loi.

III.             Observations des parties

A.                Arguments du demandeur

[12]           Le demandeur fait valoir que s’il pouvait être raisonnable de la part de l’agent d’écarter les lettres de son cousin, de son frère et de sa sœur présentées en preuve, son refus d’accepter la lettre de sa fiancée ne l’était pas puisque cette lettre mentionnait la menace de mort dont il avait été victime. Selon ce dernier, il n’était pas raisonnable de la part de l’agent d’accorder peu de valeur à cette lettre et de l’écarter du fait qu’elle ne contenait pas assez de détails et que sa fiancée avait un intérêt direct dans l’issue de l’affaire. Le demandeur soutient qu’un élément de preuve ne peut être rejeté du simple fait qu’il vient de quelqu’un qui a un intérêt dans l’issue de sa demande.

[13]           En outre, le demandeur avance que la lettre de sa fiancée ne peut pas être rejetée pour des motifs irrationnels et que ne pas savoir comment l’interlocuteur a su qu’il avait été identifié est non seulement sans pertinence, mais également irrationnel. Selon le demandeur, il ne peut s’agir là de motifs justifiant de rejeter la preuve contenue dans la lettre de sa fiancée. Il affirme en outre que la question de savoir si sa fiancée a signalé la menace à la police n’est pas pertinente en l’espèce. Selon lui, la décision de l’agent concernant la preuve dont il disposait n’était ni transparente, ni intelligible, ni justifiée.

[14]           Quant à la question de la protection de l’État, l’agent n’a pas déterminé, selon le demandeur, si celui‑ci pouvait objectivement et vraisemblablement se prévaloir de la protection de l’État. Il soutient que l’agent avait l’obligation d’analyser ce point, ce qu’il n’a pas fait.

[15]           Le demandeur affirme qu’il n’était pas déraisonnable de sa part de ne pas demander la protection de l’État étant donné qu’il se trouvait au Canada, et que c’est dans ce pays qu’il a présenté sa demande d’asile parce que la menace de mort a été faite après son arrivée au Canada. Le demandeur soutient que l’agent a ignoré ce fait.

[16]           Selon le demandeur, l’agent n’a pas effectué une analyse adéquate de la protection de l’État et a ignoré les principes énoncés par la Cour suprême du Canada à cet égard dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1 [Ward]. En particulier, le demandeur affirme que l’agent n’a pas déterminé si la protection de l’État lui serait objectivement et vraisemblablement offerte s’il cherchait à s’en prévaloir à son retour à Sainte‑Lucie. Selon lui, l’analyse de la protection de l’État effectuée par l’agent est inadéquate parce qu’il n’a pas déterminé si cette protection était insuffisante sur le terrain.

[17]           Le demandeur affirme que l’agent avait l’obligation de faire un examen approfondi étant donné la menace de mort proférée contre lui. Selon le demandeur, les éléments de preuve dont disposait l’agent n’étaient pas insuffisants. L’agent connaissait le risque auquel était exposé le demandeur et jamais il n’a mis en doute la crédibilité de ce dernier. L’agent disposait d’éléments de preuve sur le caractère insuffisant de la protection de l’État, qui ne font l’objet d’aucune analyse dans les motifs de sa décision selon le demandeur. Ce dernier soutient que l’omission de l’agent à cet égard rend la décision déraisonnable.

B.                 Arguments du défendeur

[18]           Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants de quelque risque que ce soit auquel il est exposé. Selon le défendeur, le seul élément de preuve visant à établir le risque auquel le demandeur s’expose est la lettre de sa fiancée, qui a été jugée insuffisante par l’agent pour conclure qu’il était exposé à un risque, quel qu’il soit. Le défendeur fait remarquer que cette lettre ne précise aucunement à quelle date l’appel téléphonique a été fait et qu’il serait raisonnable de la part de la fiancée de se rappeler la date, l’heure et l’endroit précis où la menace de mort aurait été proférée.

[19]           Selon le défendeur, l’allégation de menace de mort à l’encontre du demandeur était sommaire, tout au plus, et l’agent a raisonnablement conclu que la preuve à cet égard était insuffisante. En l’espèce, seule une lettre non signée mentionnait une quelconque menace de mort à l’encontre du demandeur, et il était raisonnable de la part de l’agent d’écarter cette preuve eu égard aux décisions Sayed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 796, aux paragraphes 21 et 22, et Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 794, aux paragraphes 16 et 17. Selon le défendeur, l’agent n’a pas écarté la lettre de la fiancée seulement parce qu’elle provenait d’une partie ayant un intérêt personnel, mais plutôt parce qu’il a conclu après examen de la lettre qu’elle ne contenait pas de preuves suffisantes du risque auquel était exposé le demandeur.

[20]           Quant à la question de la protection de l’État, le défendeur affirme qu’il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de vouloir déterminer pourquoi la fiancée ne s’était pas adressée à la police. Selon le défendeur, le demandeur doit présenter des preuves claires et convaincantes pour réfuter la présomption de la protection de l’État. Sans preuve que la police ne pourrait pas l’aider ou ne l’aiderait pas à son retour à Sainte‑Lucie, l’allégation du demandeur selon laquelle la protection de l’État est insuffisante est infondée. Bref, le défendeur affirme que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de montrer qu’il ne pourrait se prévaloir de la protection de l’État.

IV.             Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[21]           Le demandeur fait valoir que l’appréciation de la preuve par l’agent était déraisonnable. En ce qui concerne l’analyse de la protection de l’État, le demandeur soutient dans son exposé des arguments que la question consiste à savoir si l’analyse de l’agent était [traduction] « déraisonnable ou erronée en droit, ou les deux ». Le défendeur avance que la norme de contrôle qui s’applique à toutes les questions soulevées par la demande est celle de la décision raisonnable.

[22]           Il faut faire preuve de déférence à l’égard de l’agent quant à son évaluation de la preuve à sa disposition, qui constitue une simple question de fait à laquelle s’applique habituellement, sinon automatiquement, la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]). En outre, l’évaluation de l’agent ne doit pas être modifiée dans la mesure où elle était justifiable, intelligible, transparente et elle pouvait se défendre au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47). « Les motifs répondent [à ces] critères […] s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

[23]           Déterminer le critère applicable à la protection de l’État est une question d’ordre juridique portant sur l’interprétation de l’article 96 et du sous‑alinéa 97(1)b)(i) de la Loi, tandis que l’application de ce critère aux faits d’une affaire est une question mixte de fait et de droit (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748, au paragraphe 35, 144 DLR (4th) 1). Dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, au paragraphe 3, 289 DLR (4th) 675 [Raza], la Cour d’appel fédérale a reconnu que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR était celle de la décision correcte en ce qui concerne es questions de droit et celle de la décision raisonnable pour les questions mixtes de droit et de fait.

[24]           La Cour a constamment répété, même après le prononcé des arrêts Dunsmuir et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 [Alberta Teachers], que les agents doivent appliquer le bon critère en ce qui concerne la protection de l’État lorsqu’ils statuent sur des demandes d’ERAR (voir p. ex. Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 984, au paragraphe 4 (publiée sur CanLII); G.M. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 710, au paragraphe 27 (publiée sur CanLII)). Dans Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, aux paragraphes 20 à 22 (publiée sur CanLII) [Ruszo], le juge en chef Crampton a précisé que puisque la jurisprudence a déjà défini un critère bien précis en ce qui concerne la protection de l’État, la règle générale énoncée dans l’arrêt Alberta Teachers ne s’applique pas, de sorte que la question de savoir si en l’espèce l’agent a commis une erreur en interprétant le critère relatif à la protection de l’État doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Cependant, si la décision de l’agent repose plutôt sur l’application de ce critère aux faits, elle commande la retenue et doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Ruszo, au paragraphe 22).

B.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur en écartant la lettre de la fiancée du demandeur?

[25]           Pour bénéficier de la protection de l’alinéa 97(1)b), le demandeur devait prouver qu’il était « plus probable que le contraire qu[’il] soit soumi[s], personnellement, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s[’il] était renvoy[é] dans son pays de nationalité » (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, au paragraphe 38, [2005] 3 RCF 239 [Li]).

[26]           Le seul élément de preuve visant à établir que la vie du demandeur serait menacée à Sainte‑Lucie était une lettre de sa fiancée, Mme Valery, du 7 mai 2013 selon laquelle elle avait reçu un appel en septembre 2012 au cours duquel quelqu’un lui a dit vouloir tuer le demandeur. L’agent a accordé peu de poids à cette lettre vu qu’elle ne disait pas à quel moment et à quel endroit la fiancée avait reçu l’appel, ni comment l’interlocuteur avait su que le demandeur avait donné aux autorités canadiennes l’identité de celui qui lui avait donné la valise, ni si la fiancée avait signalé cet appel à la police, et parce que son auteure, la fiancée du demandeur, avait un intérêt personnel dans l’issue de l’ERAR du demandeur.

[27]           Le demandeur soutient qu’il est déraisonnable et contraire au bon sens [traduction] « de s’attendre à ce qu’un interlocuteur anonyme proférant une menace de mort se mette à expliquer comment il a obtenu l’information l’incitant à proférer cette menace. » De plus, selon le demandeur, le fait que Mme Valery n’ait pas signalé la menace à la police n’est pas pertinent pour ce qui est de savoir si la menace a bel et bien été proférée. Le défendeur affirme quant à lui que cette lettre soulève des questions sans réponse mettant en doute sa valeur probante.

[28]           L’agent a estimé que la lettre de la fiancée n’était pas fiable parce qu’elle avait été écrite par quelqu’un qui avait une relation personnelle avec le demandeur. Il peut s’agir d’une considération pertinente parce que, généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, 74 Imm LR (3d) 306) [Ferguson]. Voici ce qu’a déclaré à cet égard mon collègue le juge Zinn dans la décision Ferguson (au paragraphe 27) :

[27]      La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[29]           En l’espèce, l’agent a évalué de la même manière la lettre de la fiancée (et les autres lettres, d’ailleurs, fournies à CIC par le demandeur avec sa lettre supplémentaire du 14 mai 2013). Non seulement cette lettre tenait du ouï‑dire, mais son contenu n’avait pas été confirmé par une déclaration sous serment, comme dans le cas des déclarations des membres de la famille concernée dans l’affaire Rendon Ochoa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1105, au paragraphe 10.

[30]           De plus, en l’espèce, le fait de savoir si le demandeur avait été menacé de mort était essentiel à sa demande d’ERAR et il était loisible à l’agent, et raisonnable de sa part, d’exiger du demandeur plus d’éléments de preuve ou une certaine corroboration de son allégation pour qu’il s’acquitte de son fardeau de preuve. La seule preuve présentée par le demandeur pour appuyer ce fait était la lettre de sa fiancée. Cette lettre n’est pas une déclaration sous serment, et il a été déterminé dans d’autres affaires qu’il était raisonnable de diminuer le poids accordé à la preuve pour de telles irrégularités en présence d’autres facteurs peu dignes de foi (voir p. ex. Garcia Cruz c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2011 CF 853, au paragraphe 11, 393 FTR 286; voir aussi Ram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 548, au paragraphe 19 (publiée sur CanLII)). De plus, le demandeur n’a pas produit de déclaration solennelle ou sous serment à l’appui de la menace de mort.

[31]           Comme dans la décision Ferguson, l’agent a évalué les éléments de preuve qui lui avaient été soumis et a apprécié leur valeur probante. Il ne s’agissait pas d’ajouter foi ou non à la thèse du demandeur; l’agent n’a tout simplement pas jugé que le demandeur avait présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir le fait essentiel, à savoir la menace de mort. À mon avis, il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau de prouver ce fait essentiel selon la prépondérance des probabilités.

C.                 L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État?

[32]           Après avoir fait remarquer qu’il incombait au demandeur de prouver que la protection de l’État était insuffisante et avoir analysé la situation de la criminalité à Sainte‑Lucie, l’agent a dit ce qui suit :

[traduction] L’absence de preuve de l’effondrement complet de l’État saint‑lucien et d’une quelconque tentative du demandeur de se réclamer de la protection des autorités saint‑luciennes, je ne suis pas en mesure de conclure que le demandeur a établi par une preuve claire et convaincante qu’il ne pouvait se prévaloir d’une protection suffisante de l’État.

[33]           Le demandeur soutient que l’agent n’a pas effectué une évaluation adéquate de la question de savoir s’il pouvait se prévaloir de la protection de l’État conformément aux directives de la Cour suprême dans Ward. Selon le demandeur, l’agent a eu tort de se fonder sur le fait qu’il ne s’était pas réclamé de la protection de l’État : comme il n’a été menacé de mort qu’une fois au Canada, il ne lui a jamais été possible de le faire. Le demandeur avance que l’agent n’a jamais semblé être conscient de cette situation et n’a pas déterminé clairement la nature de l’enquête qui s’imposait dans ce cas. Ainsi, selon le demandeur, même la brève analyse de la situation dans le pays que l’agent a effectuée avant d’arriver à la conclusion susmentionnée ne peut justifier la décision. Le demandeur soutient que l’agent n’a jamais examiné s’il pouvait objectivement se prévaloir de la protection de l’État.

[34]           Le défendeur est d’avis contraire. Selon lui, il suffit que la protection de l’État soit suffisante, et c’est au demandeur qu’il incombe de prouver qu’elle ne l’est pas. En l’espèce, le défendeur affirme que le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve objectif pour établir que l’État ne serait pas en mesure de le protéger, ou disposé à le faire, même si la menace de mort alléguée avait été proférée à Sainte‑Lucie et qu’elle aurait pu être signalée. Le défendeur fait par ailleurs valoir que bien que l’agent ait admis que Sainte‑Lucie était aux prises avec un problème de criminalité, il a conclu que l’État prenait des mesures pour y remédier. Selon le défendeur, il était raisonnable de conclure que le demandeur n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État était insuffisante.

[35]           Il convient de présenter brièvement le critère applicable en ce qui a trait à la protection de l’État. L’alinéa 97(1)b) de la Loi n’entre en jeu que si la personne « ne peut ou, [du fait d’être exposée à une menace à sa vie], ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (sous‑alinéa 97(1)b)(i) de la Loi). À moins d’un effondrement complet de l’appareil étatique, « il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur » (Ward, à la p. 725). Ainsi, les demandeurs ont le fardeau de prouver que la protection de l’État est insuffisante et leurs revendications devraient échouer à moins qu’ils confirment « d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection » (Ward, à la p. 724). Il leur faudra habituellement montrer « qu’ils ont demandé la protection de leur État sans pouvoir l’obtenir ou, à titre subsidiaire, qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que leur État les protège » (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 37, 282 DLR (4th) 413).

[36]           La protection parfaite n’est pas la norme applicable (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, 1992 CarswellNat 78 (WL Can), au paragraphe 7, [1992] ACF no 1189 (QL), 99 DLR (4th) 334, 150 NR 232 (ACF)), mais les efforts des États pour tenter d’assurer la protection d’une personne ne seront pas suffisants si une « évaluation objective a établi qu’ils ne peuvent pas le faire efficacement » (Ward, à la p. 724). Par conséquent, « il ne suffit pas que le gouvernement soit disposé à assurer une protection et fasse des efforts pour y parvenir. Pour que l’État protège ses citoyens, il doit prendre des mesures qui leur assurent concrètement une protection suffisante » (Koky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1407, au paragraphe 63, [2011] ACF no 1715 (QL)). En d’autres termes, « lors de l’examen de la question de savoir si un État faisait de sérieux efforts pour assurer la protection de ses citoyens, la protection doit être évaluée sur le terrain » (Toriz Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598, au paragraphe 39, 81 Imm LR (3d) 165).

[37]           Le demandeur ne soutient pas que l’agent a mal formulé le critère applicable à la question de la protection de l’État en ce qui concerne l’un ou l’autre des facteurs susmentionnés. Au contraire, l’agent a correctement présenté plusieurs éléments du critère au premier paragraphe de la septième page de sa décision. Le demandeur prie plutôt la Cour d’inférer que l’agent n’a pas compris ou n’a pas appliqué correctement le critère compte tenu des conclusions tirées et, par conséquent, n’a pas effectué une analyse adéquate de la protection de l’État à la lumière du critère énoncé dans l’arrêt Ward.

[38]           À mon avis, les conclusions de l’agent sur la question de la protection de l’État étaient raisonnables en l’espèce. Le demandeur ne craint pas la violence liée au trafic de stupéfiants; tout au plus, il craint une personne en particulier qu’il connait depuis son enfance et aucun élément de preuve n’indique que cette dernière fait partie d’une grande organisation. Le demandeur serait en sécurité si cette personne était arrêtée et il lui connait deux crimes, tout comme sa fiancée : 1) cette personne a fait passer par le demandeur des drogues à l’extérieur du pays; 2) la fiancée du demandeur a dit que vers septembre 2012, elle a [traduction] « reçu un appel privé au cours duquel l’interlocuteur lui a dit que si Terrence revenait à Sainte‑Lucie, il serait tué pour avoir donné des noms aux autorités canadiennes ». La menace était anonyme, mais le demandeur déclare dans ses arguments écrits que sa provenance ne faisait aucun doute : elle avait été proférée par la personne qui l’avait piégé. Pourtant, ni le demandeur ni sa fiancée n’ont signalé ces crimes à la police de Sainte‑Lucie qui aurait pu enquêter sur ces questions et arrêter l’auteur de la menace de mort dont le demandeur dit avoir fait l’objet. S’il est vrai que le demandeur se trouvait au Canada au moment où la menace aurait été proférée, il demeurait toutefois pertinent que l’agent tienne compte du fait que ni lui ni sa fiancée ne se soient aucunement donné la peine de signaler à la police les crimes perpétrés à Sainte‑Lucie dont ils ont été victimes.

[39]           Comme l’a énoncé la Cour suprême, « l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] “aurait pu raisonnablement être assurée” » (Ward, p. 724). Ainsi, l’agent a analysé la situation dans le pays et affirmé ce qui suit à la septième page de sa décision :

[traduction] Les taux élevés de violence à Sainte‑Lucie sont en grande partie attribuable aux crimes liés aux gangs, comme le trafic de stupéfiants, les fusillades au volant et les vols à main armée. Mais, par ailleurs, des sources confirment que le gouvernement de Sainte‑Lucie ne ménage aucun effort pour mettre un frein à la violence. En 2012, il a annoncé de nouvelles stratégies pour lutter contre le crime, dont le remplacement du commissaire de police et le recours à des patrouilles de police jour et nuit dans les endroits critiques. Dans le cadre de la stratégie nationale visant à lutter contre le crime, le premier ministre a mis sur pied un groupe de travail du Cabinet sur la criminalité, qu’il préside. Des sources signalent d’autres projets visant à améliorer la capacité de Sainte‑Lucie à lutter contre le crime, comme l’installation de télévisions en circuit fermé à Castries, l’acquisition de nouveaux véhicules et bateaux pour le Royal Saint Lucia Police Force (RSLPF, Corps de police royal de Sainte‑Lucie), l’adoption d’un programme de surveillance des criminels expulsés d’autres pays et rapatriés à Sainte‑Lucie et la modernisation de l’équipement des policiers. Le RSLPF fait état de l’installation d’une caméra vidéo numérique dans un véhicule de police permettant de voir et d’enregistrer toute activité suspecte; le RSLPF prévoit en installer dans toutes les voitures de police.

[40]           La majeure partie des renseignements susmentionnés relevés par l’agent est tirée de la réponse à une demande d’information no LCA103495.EF, Sainte‑Lucie : statistiques sur la criminalité et sur la déclaration des crimes; information sur la protection offerte par l’État aux victimes et aux témoins (6 juillet 2010). Il faut reconnaitre que certaines des mesures, comme l’adoption d’un programme de surveillance des expulsés d’autres pays rapatriés à Sainte‑Lucie, ne démontrent pas que la protection est suffisante sur le terrain. Toutefois, ce n’est pas à l’agent qu’il appartenait d’établir que la protection de l’État était suffisante, mais plutôt au demandeur qu’il incombait de prouver le contraire. Ce dernier n’a fourni aucun élément de preuve montrant que la police de Sainte‑Lucie n’aurait pas enquêté sur les crimes de trafic de stupéfiants ou de menaces de mort ou qu’elle n’est pas en mesure de protéger ceux qui en sont directement victimes.

[41]           Compte tenu de ce qui précède, il est compréhensible que l’agent ait décidé que le demandeur n’avait pas fourni de preuves claires et convaincantes de l’incapacité de l’État saint‑lucien d’assurer sa protection. La décision de l’agent à cet égard était raisonnable et ne doit pas être modifiée par la Cour.

[42]           Dans l’ensemble, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable et justifiable au regard des faits et du droit et qu’elle fait partie des issues possibles acceptables.

V.                Conclusion

[43]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée et aucuns dépens ne sont adjugés. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur et n’adjuge aucuns dépens. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Yves Labrecque, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6318-13

 

INTITULÉ :

TERRENCE CORNELIUS GLASGOW c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OctobRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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