Date : 20141216
Dossier : IMM-5048-13
Référence : 2014 CF 1221
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2014
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE : |
JIAWEN YE |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La demanderesse demande le contrôle judiciaire de la décision datée du 9 juillet 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).
Contexte factuel
[2] La demanderesse est citoyenne de la Chine. Elle affirme craindre d’être persécutée à titre d’adepte de la discipline spirituelle du Falun Gong.
[3] Après avoir obtenu son diplôme d’études professionnelles, la demanderesse ne trouvait pas de travail. Le stress engendré par cette situation a provoqué chez elle des symptômes de dépression et de l’insomnie. Elle a cherché à obtenir de l’aide médicale, mais son état ne s’est pas amélioré. En octobre 2010, oncle Jialin Liu, un ami de la famille, a rendu visite à la demanderesse et s’est inquiété de sa santé. Il l’a initiée au Falun Gong. Elle a commencé à étudier cette discipline et ses principaux documents, et a rencontré d’autres disciples en secret. Ses symptômes se sont atténués, ce qui lui a permis de trouver un emploi.
[4] Le 3 août 2011, alors qu’elle se trouvait en voyage d’affaires à l’extérieur de sa ville natale de Guangzhou, la demanderesse a reçu un appel de la femme d’oncle Liu, qui l’informait que celui‑ci avait été arrêté la nuit d’avant par le Bureau de la sécurité publique (BSP). Elle a recommandé à la demanderesse de se cacher. La demanderesse s’est donc cachée dans la maison d’un ami dans la banlieue de Guangzhou. Pendant qu’elle s’y trouvait, et avant qu’elle ne quitte la Chine, la demanderesse a appris que le BSP s’était rendu chez elle quatre fois pour l’arrêter, et que deux autres disciples du Falun Gong avaient été arrêtés. La demanderesse est arrivée au Canada le 18 décembre 2011 et a demandé l’asile. Elle a appris par la suite qu’un autre disciple avait été arrêté, et que le BSP s’était rendu deux autres fois chez elle.
Décision faisant l’objet du contrôle
[5] La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, déclarant que la question déterminante était celle de la crédibilité (Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 44; 2008 CAF 381, au paragraphe 3). La SPR a fourni de nombreuses raisons pour justifier cette conclusion, dont les suivantes :
▪ Priée de préciser pendant combien de temps elle avait pratiqué le Falun Gong en Chine, la demanderesse a hésité et répondu finalement qu’elle l’avait pratiqué pendant six mois, soit d’octobre 2010 à avril 2011. Or, selon son formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse l’aurait pratiqué d’octobre 2010 à août 2011, c’est‑à‑dire 10 mois;
▪ Outre son passeport, qui a été délivré dans la province de Guangdong le 5 mai 2011, la demanderesse n’a pu fournir aucun élément de preuve corroborant le fait qu’elle avait travaillé ou demeuré à Guangzhou d’octobre 2010 jusqu’au moment où elle était partie se cacher, en août 2011;
▪ La demanderesse a indiqué que, le jour d’octobre 2010 où elle avait eu un entretien avec oncle Liu, celui‑ci était parti sans avoir parlé à ses parents. Compte tenu de l’âge de la demanderesse, c’est‑à‑dire 18 ans, de son état d’esprit à ce moment‑là et du fait que ses parents avaient eux‑mêmes organisé la rencontre, la SPR a conclu qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que les parents de la demanderesse aient discuté de ce qu’oncle Liu avait suggéré pour la traiter. La demanderesse a aussi témoigné que ses parents ne savaient pas qu’oncle Liu était un adepte du Falun Gong, ce que la SPR a jugé improbable, étant donné qu’ils le connaissaient depuis longtemps et qu’ils lui faisaient confiance au point de l’autoriser à conseiller la demanderesse;
▪ Aucun élément de preuve n’établissait qu’oncle Liu ou d’autres adeptes avaient été arrêtés, ni que la famille de la demanderesse avait été questionnée ou harcelée après le départ de celle‑ci. En outre, il était raisonnable de s’attendre à ce que le BSP s’informe auprès de son employeur et que, en retour, un de ses collègues la contacte pour l’informer de ces demandes de renseignements. Pourtant, la demanderesse n’était pas au courant de ces demandes de renseignements et ne s’était pas non plus informée auprès de son employeur pour savoir si le BSP avait posé des questions à son sujet;
▪ La SPR a eu du mal à croire que la demanderesse ait pu éviter d’être repérée par le BSP du 10 août 2011 au 12 décembre 2011étant donné qu’elle demeurait à Guangzhou. De plus, pendant qu’elle se cachait, la demanderesse a demandé deux fois un visa d’étudiant des États‑Unis et en a obtenu un en décembre 2011. Même si la demanderesse avait déposé ses demandes avec l’aide d’un passeur, la SPR n’était pas convaincue qu’elle aurait été en mesure de se faire aussi discrète afin d’éviter d’être repérée, ni qu’elle aurait pu éviter d’être repérée quand elle a quitté la Chine en utilisant son propre passeport. Dans son FRP, la demanderesse ne faisait pas non plus mention du pot‑de‑vin que le passeur aurait versé à un responsable et qui aurait, selon la demanderesse, facilité son départ;
▪ Bien qu’elle ait témoigné que le BSP s’était rendu à la maison de ses parents à 10 occasions, la dernière visite ayant eu lieu le 26 mars 2013, la demanderesse n’a pas modifié son FRP pour l’indiquer, ni pour mentionner que le BSP était activement à sa recherche récemment. La demanderesse n’a pas non plus été en mesure de fournir des éléments de preuve corroborants, par exemple des assignations à comparaître. Compte tenu de l’intérêt que les allées et venues de la demanderesse présentaient pour le BSP, et du fait que la demanderesse avait réussi à échapper à son arrestation, il était raisonnable de conclure qu’un mandat d’arrestation aurait été lancé.
[6] En raison des réserves concernant la crédibilité exposées ci‑dessus, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle craignait avec raison d’être persécutée.
[7] De plus, bien que la demanderesse ait produit des éléments de preuve pour étayer l’affirmation selon laquelle elle pratiquait le Falun Gong chaque jour avec d’autres disciples dans le parc Miliken, la SPR n’était pas convaincue que la pratique de la demanderesse était authentique et que la demanderesse continuerait cette pratique si elle était renvoyée en Chine et s’exposerait ainsi à un risque dans ce pays.
[8] La SPR a conclu, après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve, que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention, n’ayant pas établi, dans le cadre d’une analyse prospective, qu’il y avait un risque raisonnable ou une possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée pour un des motifs prévus dans la Convention, ou qu’elle serait exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner en Chine.
Questions en litige
[9] Je formulerais ainsi les questions en litige en l’espèce :
1. La SPR a‑t‑elle imposé une norme de preuve incorrecte à la demanderesse ou appliqué le mauvais critère dans son évaluation de la demande présentée sur le fondement de l’article 96?
2. La SPR a‑t‑elle mal interprété les éléments de preuve?
Norme de contrôle
[10] La Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de procéder à l’analyse de la norme de contrôle quand la norme a déjà été établie adéquatement par la jurisprudence (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57 [Dunsmuir]).
[11] Il est déjà bien établi que les décisions de la SPR portant sur des questions de crédibilité relèvent de la compétence de la SPR et sont susceptibles de révision selon la norme du caractère raisonnable (Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 619, au paragraphe 26; Demirtas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 584, au paragraphe 23; Ma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1057, au paragraphe 24; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 42 [Rahal]). Le caractère raisonnable tient à la justification, à l’intelligibilité et à la transparence du processus décisionnel, et la Cour ne doit pas intervenir dans les conclusions du décideur, à moins qu’elles n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).
Analyse
QUESTION 1 : La SPR a‑t‑elle imposé une norme de preuve incorrecte à la demanderesse ou appliqué le mauvais critère dans son évaluation de la demande présentée sur le fondement de l’article 96?
Thèse de la demanderesse
[12] La demanderesse soutient que l’utilisation du terme « convaincue » par la SPR dans sa décision indique que la SPR a commis une erreur en imposant une norme de preuve plus élevée que celle qui s’appliquait, c’est‑à‑dire la prépondérance des probabilités. La question de savoir si la demanderesse était une pratiquante authentique du Falun Gong étant une question de fait qui commandait la norme de preuve de la prépondérance des probabilités, la demanderesse n’avait pas à en convaincre la SPR. De même, la SPR a commis une erreur en imposant à la demanderesse un fardeau de preuve rehaussé consistant à établir qu’elle craignait avec raison d’être persécutée en Chine (Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 154, au paragraphe 5 [Alvarez]; Bui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1178, au paragraphe 4).
[13] De plus, au paragraphe 31 de ses motifs, la SPR a mal énoncé le critère applicable à la crainte fondée de persécution. La SPR a dit ne pas être convaincue que la demanderesse était une vraie adepte du Falun Gong et que, si elle devait retourner en Chine aujourd’hui, une telle pratique « mettrait » sa vie en danger ou encore plus en danger. La demanderesse soutient que, selon le critère juridique applicable à une crainte fondée de persécution, le demandeur doit établir qu’il craint « avec raison » d’être persécuté ou qu’il existe une « possibilité raisonnable » de persécution (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CAF), aux paragraphes 5 et 12). La SPR a commis une erreur dans son interprétation et dans son application du critère juridique, ce qui constitue une erreur susceptible de révision (Ponniah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) , [1991] ACF no 359 (CAF); Wang c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1150, aux paragraphes 2 et 3; Chichmanov c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 832 (CAF); Tariq c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 540, au paragraphe 29; Yip c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1285, au paragraphe 7; Alvarez, précitée, au paragraphe 5; Arrinaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 773, au paragraphe 44).
Thèse du défendeur
[14] Selon le point de vue du défendeur, la SPR a suffisamment indiqué qu’elle connaissait la norme de preuve appropriée et sa décision ne reposait pas là-dessus, mais sur le manque de crédibilité de la demanderesse. En l’absence d’éléments de preuve crédibles pour l’appuyer, sa demande d’asile ne pouvait être accueillie, peu importe la norme (Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 95, au paragraphe 42 [Chen]; Lui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1028, au paragraphe 4). Ayant déterminé que la demanderesse n’était pas crédible, étant donné qu’elle n’avait pas pu corroborer sa demande, la SPR a conclu de façon raisonnable que les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que sa demande était objectivement bien fondée. La SPR a également énoncé adéquatement le critère de la possibilité sérieuse de persécution dans sa conclusion (Ndjizera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 601, au paragraphe 29 [Ndjizera]).
Analyse
[15] Pour évaluer adéquatement la première question, il est important de reconnaître que la Cour est chargée d’apprécier le caractère raisonnable de la décision de la SPR – c’est‑à‑dire les conclusions de fait de la SPR au regard du critère juridique régissant le droit d’asile (Ndjizera, précitée, au paragraphe 26). Le fardeau de la preuve dans les instances en matière d’asile, c’est‑à‑dire la prépondérance des probabilités, est la norme en fonction de laquelle le demandeur doit établir un fait donné. Le critère juridique consiste à savoir si, à la lumière de ces faits, le demandeur est exposé à une possibilité sérieuse de persécution.
[16] Dans la décision Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4 [Alam], le juge O’Reilly a traité du fardeau de preuve et de son application :
[4] La Commission a conclu son analyse de la situation de M. Alam par les remarques suivantes : « Le demandeur ne s’est pas suffisamment acquitté du fardeau de la preuve pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que sa demande d’asile est bien fondée ».
[5] Bien que le fardeau de la preuve du demandeur soit bien connu et largement accepté, il est très difficile de l’exprimer en termes simples. Le juge Mark MacGuigan a énoncé le critère applicable dans Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, [1989] A.C.F. no 67 (C.A.) (QL) :
Il n’est pas contesté que le critère objectif ne va pas jusqu’à exiger qu’il y ait probabilité de persécution. En d’autres termes, bien que le requérant soit tenu d’établir ses prétentions selon la prépondérance des probabilités, il n’a tout de même pas à prouver qu’il serait plus probable qu’il soit persécuté que le contraire.
[…]
Les expressions telles que « [craint] avec raison » et « possibilité raisonnable » signifient d’une part qu’il n’y a pas à y avoir une possibilité supérieure à 50 % (c’est-à-dire une probabilité), et d’autre part, qu’il doit exister davantage qu’une possibilité minime. Nous croyons qu’on pourrait aussi parler de possibilité « raisonnable » ou même de « possibilité sérieuse », par opposition à une simple possibilité. (À la page 683.)
[6] La norme de preuve n’est pas facile à énoncer. La Cour fédérale a reconnu que différentes expressions de cette norme sont acceptables, pour autant qu’il appert de l’ensemble des motifs de la Commission que le fardeau de la preuve imposé au demandeur n’est pas excessif. Ainsi, la juge Carolyn Layden-Stevenson a conclu que la Commission s’était bien exprimée lorsqu’elle a dit ce qui suit : « Dans la preuve qui m’a été soumise, rien n’indique que selon la prépondérance des probabilités, la mère du demandeur principal serait exposée si elle rentrait en Albanie à une possibilité sérieuse d’être la cible d’actes de persécution » (Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, [2004] A.C.F. no 771 (QL), au paragraphe 11). Dans la même veine, le juge Pierre Denault a conclu que les commentaires suivants étaient acceptables :
[traduction] En se fondant sur la preuve, le tribunal conclut que selon la prépondérance des probabilités, la crainte subjective de la demanderesse n’a aucun fondement objectif, et qu’il n’y a aucune « possibilité raisonnable » que la demanderesse de statut soit persécutée pour aucun des motifs énumérés dans la définition de l’expression réfugié au sens de la Convention dans la Loi sur l’immigration si elle retournait en Russie. (Seifelmlioukova c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1163 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 3)
[7] En revanche, dans les cas où la Commission a semblé imposer un fardeau de la preuve excessif au demandeur, la Cour a ordonné la tenue d’une nouvelle audience. Ainsi, le juge en chef Julius Isaac a conclu que la Commission avait commis une erreur lorsqu’elle a mentionné qu’elle n’était pas convaincue « [que le demandeur] court un risque raisonnable d’être persécuté en raison de ses opinions politiques s’il retourne en Bulgarie » (Chichmanov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 832 (C.A.) (QL); voir également Mirzabeglui c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 50 (C.A.) (QL)). Dans l’arrêt Adjei, susmentionné, le juge MacGuigan n’a pas approuvé la façon dont la Commission avait formulé la norme de preuve en disant que les éléments de preuve qui lui avaient été présentés « ne lui permettent pas de conclure qu’il y a des raisons suffisantes de penser que M. Adjei serait persécuté... »
[8] Ce qu’il faut retenir de l’arrêt Adjei, c’est que la norme de preuve applicable réunit la norme civile habituelle et un seuil spécial qui s’applique uniquement dans le contexte des demandes d’asile. Bien entendu, les demandeurs doivent prouver les faits sur lesquels ils se fondent et la norme de preuve civile constitue la bonne façon d’apprécier la preuve qu’ils présentent à l’appui de leurs assertions de fait. Dans la même veine, les demandeurs doivent convaincre la Commission en bout de ligne qu’ils risquent d’être persécutés. Il s’agit encore là d’une norme de preuve civile. Cependant, étant donné qu’ils doivent démontrer uniquement l’existence d’un risque de persécution, il ne convient pas d’exiger d’eux qu’ils prouvent que la persécution est probable. En conséquence, ils doivent simplement prouver qu’il existe « une possibilité raisonnable », « davantage qu’une possibilité minime » ou « de bonnes raisons de croire » qu’ils seront persécutés.
[9] Il appert des décisions susmentionnées que, lorsque la Commission a articulé l’essentiel de la norme de preuve applicable (c’est-à-dire la combinaison de la norme de preuve civile et du concept de la « possibilité raisonnable »), la Cour fédérale n’est pas intervenue. En revanche, dans les cas où il a semblé que la Commission avait rehaussé la norme de preuve, la Cour est passée à un examen où elle s’est demandé si une nouvelle audience était nécessaire. De plus, si la Cour ne peut déterminer la norme de preuve qui a été appliquée, une nouvelle audience sera peut-être nécessaire : Begollari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1340, [2004] A.C.F. no 1613 (QL).
[10] Lorsque la Commission impose un fardeau de la preuve excessif, il se peut qu’une demande d’asile rejetée eût pu par ailleurs être accueillie. Cependant, dans certains cas, l’erreur serait purement théorique, notamment lorsque la preuve du demandeur est faible au point où elle ne pourrait pas satisfaire même à la norme de la « possibilité raisonnable » : décision Brovina, précitée.
[11] En conséquence, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire dans des circonstances de cette nature, la Cour doit se demander si la Commission a appliqué la norme de preuve qui convenait. Dans la négative, la Cour doit ensuite décider si l’erreur nécessite une nouvelle audience.
(Voir également Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 120 [Chan]; Ramanathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 511, aux paragraphes 15 à 17).
[17] La demanderesse cite l’utilisation du terme « convaincue » par la SPR, ce qui, selon elle, démontre que la SPR a appliqué une norme de preuve plus élevée que la norme civile :
[...] le tribunal n’est pas convaincu qu’elle aurait été en mesure de se faire aussi discrète pendant quatre mois [...] (Décision, au paragraphe 22.)
Étant donné les conclusions liées à la crédibilité mentionnées précédemment dans les présents motifs, le tribunal n’est pas du tout convaincu que la demandeure d’asile a versé un pot-de-vin à un responsable au point de sortie, car la Chine dispose de contrôles de sortie. (Décision, au paragraphe 22.)
Le tribunal n’est pas convaincu que la demandeure d’asile est une adepte du Falun Gong [...] (Décision, au paragraphe 31.)
[18] Dans Lemoine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1031, au paragraphe 8, selon la décision qui faisait l’objet du contrôle, la demanderesse n’avait pas dissipé de façon « satisfaisante » les doutes sur sa crédibilité de la Commission. Le juge O’Reilly a conclu que lorsque la Commission utilisait ce terme, elle « énonçait le fondement même de ses conclusions défavorables quant à la crédibilité » et que, à la lecture de l’ensemble des motifs, il ne pouvait conclure que la Commission avait mal appliqué la norme.
[19] De même, un argument semblable concernant l’utilisation par la SPR du terme « convaincue » a récemment été rejeté par le juge LeBlanc dans Avagyan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1004, aux paragraphes 36 à 38 [Avagyan]. Dans cette affaire‑là, le demandeur affirmait qu’en exigeant d’être « convaincue », la SPR avait imposé un fardeau de preuve excessif. Le juge LeBlanc a conclu que la déclaration en question avait été faite dans le cadre de l’évaluation des faits de l’affaire, et non pour faire état du critère juridique applicable. La SPR avait évalué, selon la prépondérance des probabilités, la preuve produite par M. Avagyan pour en tirer des conclusions de fait, puis elle avait évalué si ces faits l’exposaient à un risque de persécution (Avagyan, précitée, au paragraphe 37; Pararajasingham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1416).
[20] À mon avis, en utilisant le terme « convaincue » dans la présente affaire, la SPR exprimait aussi simplement son évaluation de la crédibilité de la demanderesse d’après le fondement factuel de la demande d’asile, et n’énonçait pas la norme de preuve de façon erronée.
[21] Il faut lire les décisions comme un tout, sans faire « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑ Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 15). Ayant examiné les motifs de la SPR dans leur ensemble, je ne puis conclure qu’en utilisant le terme « convaincue », la SPR a imposé une norme de preuve plus exigeante dans cette affaire.
[22] Quoi qu’il en soit, et comme il a été exposé ci‑dessus, au vu des éléments de preuve présentés par la demanderesse, sa demande d’asile ne pouvait être accueillie, quelle que soit la norme.
[23] En ce qui concerne le critère de l’article 96, la demanderesse conteste la déclaration selon laquelle la SPR s’est dite non convaincue que la demanderesse était une adepte authentique du Falun Gong et que, si elle devait retourner en Chine aujourd’hui, une telle pratique « mettrait » sa vie en danger ou encore plus en danger. En outre, bien que la SPR ait énoncé le bon critère dans le dernier paragraphe de sa décision, la demanderesse soutient que la SPR a simplement utilisé un langage passe-partout en guise de conclusion, et que ce passage ne révélait pas une application correcte du critère. Comme il a été noté ci‑dessus, selon le critère de l’article 96, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une « possibilité sérieuse » de persécution (Chan, précité, au paragraphe 120).
[24] La déclaration contestée de la SPR a été faite dans le contexte des éléments de preuve produits par la demanderesse pour étayer son allégation selon laquelle elle pratiquait le Falun Gong au Canada, lesquels n’établissaient pas ce fait à la satisfaction de la SPR. La SPR s’est exprimée ainsi : « Le tribunal n’est pas convaincu que la demandeure d’asile est une adepte du Falun Gong et que, si elle devait retourner en Chine aujourd’hui, une telle pratique mettrait sa vie en danger ou encore plus en danger. Le tribunal ne croit pas la preuve telle qu’elle a été présentée en s’appuyant sur l’ensemble de la preuve. » À mon avis, la SPR a tiré une conclusion sur la crédibilité fondée sur les éléments de preuve qui lui avaient été présentés, mais elle n’a toutefois pas énoncé correctement le critère de l’article 96.
[25] Il ne s’agit pas nécessairement d’une erreur fatale, comme il est énoncé dans la décision Alam, précitée :
[13] M. Alam avait le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait de bonnes raisons de craindre d’être persécuté. Cependant, la Commission ne s’est pas demandé s’il existait une « possibilité raisonnable » ou « davantage qu’une possibilité minime ». Si elle avait simplement mentionné que M. Alam n’avait pas réussi à démontrer l’existence d’une possibilité raisonnable qu’il soit persécuté, aucune erreur ou ambiguïté n’aurait pu être invoquée. Cependant, l’absence de mots indiquant que la Commission a appliqué la norme appropriée donne à penser qu’elle a demandé à M. Alam de prouver la persécution selon la prépondérance des probabilités. Il s’agit là d’une erreur manifeste et d’ailleurs, le défendeur admet que la Commission a commis une erreur sur ce point.
[14] La prochaine question qui se pose est donc de savoir si l’erreur de la Commission nécessite une nouvelle audience. La Commission a conclu que M. Alam n’avait pas réussi à prouver les faits sous-jacents à sa demande :
Après un examen du comportement du demandeur, son choix de modifier son exposé circonstancié afin qu’il cadre avec les lettres en preuve, l’incohérence concernant le lieu où l’enlèvement s’est produit et l’absence totale de compréhension du contenu des réunions du groupe dont il était membre me convainquent que la preuve du demandeur n’est pas crédible.
[26] Dans le présent cas, la SPR a clairement énoncé sa conclusion selon laquelle la demanderesse manquait de crédibilité, les motifs de cette conclusion et le fait que la crédibilité était déterminante. Les conclusions tirées par la SPR à propos de la possibilité future de persécution étaient raisonnables à la lumière de cette évaluation de la crédibilité. Comme il a été énoncé dans la décision Alam, précitée, « lorsque la Commission a commis une erreur de droit au sujet d’une question aussi fondamentale que la norme de preuve applicable, la Cour devrait généralement ordonner la tenue d’une nouvelle audience, à moins qu’il ne soit évident que la demande ne pourra être accueillie » (au paragraphe 16). Au vu des multiples conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR, toute déformation du critère de l’article 96 n’a pas d’effet sur l’issue de l’affaire. Quand la SPR conclut de manière générale qu’un demandeur d’asile manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour trancher la demande d’asile, à moins que le dossier ne comporte une preuve indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. Il incombe au demandeur d’établir l’existence d’une telle preuve (Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, au paragraphe 3; Toma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 121, au paragraphe 22 [Toma]; Lopez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 102, au paragraphe 41). En l’espèce, la demanderesse n’a pas produit de preuve en ce sens.
QUESTION 2 : La SPR a‑t‑elle mal interprété la preuve?
Thèse de la demanderesse
[27] La demanderesse affirme aussi que la SPR s’est livrée à un raisonnement hypothétique et a examiné ses éléments de preuve au travers de lentilles microscopiques inacceptables. En voici des exemples : les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées du fait que ses parents n’avaient pas parlé à oncle Liu après la conversation qu’il avait eue avec leur fille et qu’ils ignoraient ses pratiques du Falun Gong; le fait que la demanderesse ignorait si le BSP avait rendu visite à son employeur après qu’elle se soit cachée et sa capacité de quitter la Chine à l’aide de son propre passeport. De même, la SPR a exigé de façon déraisonnable que la demanderesse établisse comment le BSP avait découvert qu’elle participait aux activités du Falun Gong.
Thèse du défendeur
[28] Le défendeur soutient que la SPR n’a pas limité son appréciation de la crédibilité de la demanderesse à de microscopiques questions. La SPR a expliqué les raisons pour lesquelles elle avait conclu que la demanderesse n’était pas crédible, y compris les omissions dans son formulaire de renseignements personnels et le manque de détails plausibles de son récit. Étant donné ce manque de crédibilité, la SPR a voulu obtenir certains éléments pour corroborer la demande d’asile, mais la demanderesse n’en a fourni aucun.
Analyse
[29] La SPR peut tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité en raison d’incohérences dans le témoignage et d’invraisemblances perçues dans la mesure où celles-ci reposent sur des inférences raisonnables. Une demande d’asile peut être évaluée en fonction de la vraisemblance, du bon sens et de la rationalité (Rahal, précitée, aux paragraphes 41 à 46; Toma, précitée, au paragraphe 11). Je conviens que la SPR n’a pas suivi un raisonnement sensé en supposant que le BSP se serait rendu sur le lieu de travail de la demanderesse et en estimant raisonnable d’inférer que d’autres personnes auraient alors communiqué avec la demanderesse, qui se cachait, pour l’alerter, mais, de manière générale, les inférences de la SPR ne reposent pas sur un raisonnement hypothétique. Elles ne faisaient pas appel à l’imagination subjective de la SPR ni à des conclusions non étayées par des éléments de preuve (Avagyan, précitée, au paragraphe 29; R c McClure, 2001 CSC 14, au paragraphe 53). De plus, les déficiences énumérées par la SPR sont importantes, car elles touchent au cœur même de la demande d’asile de la demanderesse.
[30] L’appréciation de la crédibilité du demandeur d’asile repose sur les faits. « Il ressort clairement de la jurisprudence que l’analyse que fait la Commission quant à la crédibilité d’un demandeur d’asile et à la vraisemblance de son récit est intimement liée à son rôle d’arbitre des faits et que, en conséquence, ses conclusions en la matière devraient bénéficier d’une retenue appréciable » (Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13; Chen, précitée, au paragraphe 31). Étant donné que la SPR est la partie la mieux placée pour évaluer la crédibilité des demandeurs d’asile, ses conclusions commandent une retenue considérable (Toma, précitée, aux paragraphes 9 à 11).
[31] Étant donné la retenue considérable dont il faut faire preuve et les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR en raison des incohérences et des invraisemblances contenues dans le récit de la demanderesse, la décision finale de la SPR appartient aux issues raisonnables (Imaniraguha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 349, aux paragraphes 31 et 32). Je ne vois pas d’erreur dans la manière dont la SPR a traité la preuve ni de raison de modifier ses conclusions en l’espèce.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
2. Aucune question à certifier n’a été proposée ni soulevée.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
Johanne Brassard, trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-5048-13
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INTITULÉ : |
JIAWEN YE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 13 NOVEMBRE 2014
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE STRICKLAND
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DATE DES MOTIFS : |
LE 16 DÉCEMBRE 2014
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COMPARUTIONS :
Nkunda I. Kabateraine
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POUR La demanderesse
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Christopher Ezrin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nkunda I. Kabateraine Avocat Toronto (Ontario)
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POUR La demanderesse
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William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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