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Date : 20141212


Dossier : IMM‑5723‑13

Référence : 2014 CF 1198

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2014

En présence de M. le juge Boswell

ENTRE :

YUSUF AXMED KULMIYE

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] a rejeté la demande d’asile déposée par le demandeur en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi, et il demande que celle‑ci soit annulée, et que l’affaire soit renvoyée à un autre commissaire en vue de son réexamen.

[2]               Le demandeur, maintenant âgé de 24 ans, est originaire de Somalie. Selon son formulaire de renseignements personnels, il a passé la plus grande partie de sa vie à Mogadiscio. Il allègue que des membres du clan majoritaire des Hawiye l’ont persécuté du fait de son appartenance au clan minoritaire des Ashraf, et que dès l’enfance il a fait l’objet de harcèlement et de discrimination. Le demandeur affirme que son père et sa sœur ont été victimes de violence clanique. En effet, son père est décédé en 2000 après avoir été violemment battu par des extorqueurs, membres de la milice de Hawiye, et en avril 2003, alors qu’elle n’avait que 16 ans, des membres de la milice des Hawiye ont violé et assassiné sa sœur après avoir pillé leur maison. Le demandeur affirme aussi que lorsque sa mère a tenté d’intervenir au cours de l’agression de 2003 à leur domicile, les membres de la milice des Hawiye l’ont battue à coups de crosse de fusil.

[3]               Le demandeur allègue de plus qu’il était ciblé par un groupe militant appelé Al Chabaab. Alors qu’il était en onzième année, le demandeur recevait de temps à autre des appels de membres de ce groupe qui lui demandaient s’il travaillait pour le gouvernement de transition; il a toujours répondu qu’il n’était qu’un étudiant. Le demandeur a déclaré qu’en 2009, sa mère lui a dit que des membres du groupe Al Chabaab s’étaient présentés à son domicile, et qu’après cet incident, elle l’a envoyé se cacher dans la maison de sa tante. Des membres du groupe d’Al Chabaab sont revenus chez lui à la mi‑décembre 2009 et, cette fois‑là non plus le demandeur n’était pas à la maison; toutefois, à cette occasion, ils ont dit à sa mère qu’ils le tueraient s’il ne communiquait pas avec eux. Peu de temps après, la mère du demandeur a retenu les services d’un passeur afin qu’il le fasse sortir du pays.

[4]               Au début 2010, le demandeur a quitté la Somalie pour se rendre aux États‑Unis où il a déposé une demande d’asile. Le demandeur a été incarcéré aux États‑Unis par les autorités de l’immigration et sa demande d’asile dans ce pays a été rejetée en octobre 2010. Après sa libération sous conditions, soit en 2011, le demandeur s’est rendu au Canada le 29 mars 2012, où il a présenté une demande d’asile.

II.                Décision faisant l’objet du contrôle

[5]               Dans une décision datée du 31 juillet 2013, la Commission a rejeté la demande du demandeur au motif que ce dernier n’était ni un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi ni une personne à protéger au sens du paragraphe 97(1).

[6]               La Commission n’a pas remis en question la version des faits donnée par le demandeur, mais a néanmoins conclu que sa crainte de persécution n’avait pas de fondement objectif. La Commission a jugé que la stabilité et la possibilité de mener une existence paisible avaient été rétablies dans certaines régions de la Somalie, plus particulièrement en raison du fait que le groupe Al Chabaab avait perdu le contrôle de tous les grands centres urbains auparavant sous son emprise, y compris Mogadiscio, d’où le groupe s’est retiré en août 2011 pour des raisons tactiques.

[7]               La Commission a conclu que le groupe Al Chabaab n’avait pas souvent recours à la force pour recruter de nouveaux membres, et qu’il attirait plutôt des adolescents de 13 à 18 ans en leur offrant de l’argent et d’autres avantages. Étant donné que des membres du groupe Al Chabaab ne s’étaient rendus que deux fois à la maison du demandeur, la Commission n’a pas estimé que le groupe déployait des efforts vraiment importants pour trouver le demandeur. Par conséquent, la Commission a conclu que la menace de mort visait simplement à pousser le demandeur à accepter de rencontrer des membres du groupe Al Chabaab, et que ce dernier ne s’intéresserait plus au demandeur plusieurs années après ses tentatives de recrutement ratées. Élément plus important, la Commission a conclu que le groupe Al Chabaab n’avait plus une présence visible et oppressive à Mogadiscio et que ses membres y retournaient uniquement pour y commettre des attentats terroristes. Selon la commission, le groupe Al Chabaab ne serait pas en mesure de retrouver le demandeur si ce dernier retournait en Somalie.

[8]               En ce qui concerne les autres allégations du demandeur, la Commission n’était pas convaincue que les incidents dont il a été victime au fil des années étaient motivés par son appartenance à un clan. En effet, la Commission a conclu que la guerre entre les clans était principalement alimentée par des différends liés au territoire et aux ressources, et que cette guerre avait pris fin en 2006 après que les groupes islamiques eurent vaincu les seigneurs de la guerre. Selon la Commission, le demandeur et sa famille ont été les victimes de crimes ordinaires, et rien ne permettait de conclure que leurs auteurs étaient mus par d’autres motivations que l’appât du gain. Par conséquent, la Commission a jugé qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse qu’un tort soit causé au demandeur ou qu’il soit persécuté en raison de son affiliation clanique.

[9]               Enfin, la Commission a conclu que les événements vécus par le demandeur ne constituaient pas des raisons impérieuses permettant de lui octroyer l’asile au sens du paragraphe 108(4) de la Loi. En effet, la Commission a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer que le demandeur avait subi des séquelles psychologiques durables et que le gouvernement n’était pas à l’origine des événements horribles vécus par le demandeur. Pour reprendre les termes utilisés par la Commission, les « prétendus persécuteurs sont des criminels ». Même le Canada abrite des criminels qui s’attaquent à des innocents, a souligné la Commission. Elle a donc décidé que les événements vécus par le demandeur n’étaient pas suffisamment exceptionnels pour constituer des raisons impérieuses justifiant de lui accorder l’asile.

III.             Questions en litige

[10]           Le demandeur soumet deux questions à la Cour :

1.                  Est‑ce que la Commission a commis une erreur dans sa conclusion portant sur le bien‑fondé sur le plan objectif de sa crainte, en ne tenant pas compte d’éléments de preuve documentaires pertinents et en tirant des conclusions de fait fondées sur des hypothèses ou des considérations non pertinentes?

2.                  Est‑ce que la Commission a commis une erreur en appliquant de façon non appropriée le paragraphe 108(4) de la Loi?

[11]           Selon le défendeur, les seules questions en litige sont les suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

IV.             Arguments des parties

A.                Arguments du demandeur

[12]           Le demandeur affirme que certains de ses arguments soulèvent des questions de droit, à l’égard desquels la norme de contrôle de la décision correcte s’applique (Mugadza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 122, au paragraphe 10). Le demandeur reconnaît que la norme de contrôle applicable à tous autres égards est celle de la décision raisonnable (Nzayisenga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1103, au paragraphe 24 [Nzayisenga]; Sugiarto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1326, au paragraphe 10 [Sugiarto]).

[13]           Le demandeur affirme que la Commission n’a pas correctement tenu compte de toute la documentation sur le pays à laquelle elle avait accès et qu’elle n’a pas non plus effectué une évaluation prospective appropriée de sa demande.

[14]           Le demandeur se plaint du fait que la Commission a formulé des hypothèses quant aux motifs pour lesquels Al Chabaab menaçait de le tuer (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Satiacum (1989), 99 NR 171, aux paragraphes 34‑35 (CA)). Selon le demandeur, la documentation sur le pays révèle clairement que le groupe Al Chabaab est une organisation brutale et violente et que rien ne permet de supposer qu’il s’agissait de menaces en l’air. De plus, le demandeur déclare que d’autres documents dont disposait la Commission montraient que le groupe Al Chabaab n’avait pas quitté complètement Mogadiscio, qu’il y effectuait encore des campagnes de recrutement intensives visant tant les adultes que les enfants, et qu’à cette fin il recourait à la violence et aux menaces. Le demandeur invite la Cour à inférer que la Commission n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve parce qu’ils contredisent tout à fait ses conclusions (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL), au paragraphe 17, 157 FTR 35 [Cepeda‑Gutierrez]). Le demandeur soutient que le fait que des éléments de preuve documentaires récents sur la situation en Somalie ne dressent pas un tableau aussi noir que dans le passé ne remédie en rien à l’omission de la Commission de prendre en compte ces éléments de preuve.

[15]           De plus, le demandeur soutient que la Commission a conclu erronément que le groupe Al Chabaab n’était plus présent à Mogadiscio étant donné que la preuve documentaire confirme qu’il continue de commettre des attentats terroristes dans cette ville et de combattre les forces alliées au gouvernement dans le but de prendre le pouvoir. Le demandeur soutient qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure à l’existence d’un changement durable ou véritable quant à la menace que pose le groupe Al Chabaab (Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1035, au paragraphe 10). Le demandeur affirme qu’à cause de cette erreur, la Commission n’a d’aucune façon tenu compte de la crainte qu’il éprouve envers le groupe Al Chabaab en tant qu’adepte du soufisme ou en raison du fait qu’il a vécu en Occident au cours des dernières années. Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable que la Commission rejette sa demande étant donné que la preuve démontrait qu’il avait été ciblé par le groupe Al Chabaab, d’autant qu’il a déclaré qu’il allait [traduction« être blessé ou tué par [Al Chabaab] parce que je n’adhère pas à l’idéologie du groupe… aux yeux [des membres du groupe Al Chabaab], je suis allé m’installer dans les terres des infidèles; je suis donc impur et sale et je ne mérite pas de vivre ». Le demandeur souligne que la Commission a omis de tenir compte de la preuve relative à la persécution religieuse en ce qui le concerne.

[16]           En ce qui a trait à son affiliation clanique, le demandeur soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle les problèmes qu’il a vécus à cause de son appartenance à un clan ont pris fin en 2006 n’était pas justifiée. En effet, le demandeur fait état d’un rapport de l’agence des services frontaliers du Royaume‑Uni, daté de 2012, selon lequel [traduction« le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) considère que les Ashraf et les Bravanais risquent d’être persécutés à cause de leur ethnie ou leur race parce qu’ils ne possèdent pas les capacités militaires qui leur permettraient de se défendre ».

[17]           Enfin, le demandeur a soutenu que la Commission a mal appliqué le paragraphe 108(4) de la Loi en exigeant du demandeur qu’il présente des séquelles psychologiques à long terme. Selon le demandeur, cette exigence n’est prévue nulle part, et il suffisait d’établir que des actes de persécution atroces avaient été commis dans le passé (Jiminez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 87 (QL), aux paragraphes 31‑34, 162 FTR 177).

B.                 Arguments du défendeur

[18]           Le défendeur affirme que toutes les questions soulevées en l’espèce sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable, ce qui exclut l’approche microscopique retenue par le demandeur. Selon le défendeur, le fait que quelques‑unes des conclusions de la Commission reposent sur des hypothèses ne suffit pas à rendre déraisonnable la décision qui fait l’objet du contrôle vu la conclusion portant que la demande ne reposait pas sur un fondement objectif étayé par la preuve. Selon le défendeur, la Commission a évalué correctement les documents sur la situation dans le pays en fonction des risques dont a fait état le demandeur, et elle a tout simplement préféré les documents plus récents à ceux que le demandeur invoque maintenant. Le défendeur allègue qu’il ne revient pas à la Cour de réévaluer ces éléments de preuve, et que le demandeur n’a pas démontré de quelle façon la situation générale dans le pays le toucherait personnellement.

[19]           En ce qui a trait à l’affirmation selon laquelle la Commission n’a pas tenu compte du lien avec la religion, le défendeur soutient que la Commission n’a jamais été saisie directement d’une allégation de crainte fondée sur des motifs religieux. En effet, selon le défendeur, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve convaincant relatif à une telle crainte et, par conséquent, la Commission n’était pas tenue de faire des commentaires à cet égard (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au paragraphe 3, [2012] 3 RCS 405).

[20]           Enfin, le défendeur affirme que la protection prévue au paragraphe 108(4) n’est accordée que dans des circonstances exceptionnelles (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, 93 DLR (4th) 144, à la page 157, [1992] 2 RCF 739 (CA); Rasanayagam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1080 (QL), aux paragraphes 6‑7 (CFPI)). Cette protection ne peut être accordée que si le demandeur a démontré qu’il a été victime d’actes de persécution atroces; or, la Commission, de façon raisonnable, a estimé que les malheurs subis par la famille du demandeur résultaient d’actes criminels. De plus, la Commission n’a pas fait de l’existence de séquelles psychologiques durables une condition préalable; elle a simplement mentionné qu’il s’agissait d’un facteur pertinent et que le demandeur ne présentait pas de séquelles. Selon le défendeur, ces propos étaient tout à fait raisonnables (Oprysk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 326, au paragraphe 30).

V.                Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle appropriée?

[21]           Comme l’a fait valoir le défendeur, toutes les questions soulevées par le demandeur sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Nzayisenga, au paragraphe 24; Sugiarto, au paragraphe 10). Il ne faut pas revenir sur la décision de la Commission dans la mesure où les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

B.                 La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

[22]           La conclusion de la Commission selon laquelle le groupe Al Chabaab s’était retiré de Mogadiscio était étayée par la preuve. Certes le demandeur a insisté sur le fait que le groupe Al Chabaab effectue encore des attaques ciblées à Mogadiscio, mais la Commission a reconnu cet état de fait en déclarant que les membres du groupe Al Chabaab retournent à Mogadiscio « seulement pour mener des attaques terroristes avant de battre en retraite de nouveau ». Cela ne signifie pas que le groupe Al Chabaab assassinerait une personne, comme le demandeur, qu’il n’a pas réussi à recruter plusieurs années auparavant. La conclusion de la Commission selon laquelle le groupe Al Chabaab « n’a plus de présence visible et oppressive à Mogadiscio » était raisonnable.

[23]           Cependant, la même chose ne peut pas être dite au sujet de la conclusion de la Commission selon laquelle il était peu probable que le groupe Al Chabaab souhaite encore recruter le demandeur. En tirant ses conclusions, la Commission a souligné que le demandeur n’avait jamais su pour quelle raison le groupe Al Chabaab était à sa recherche et elle a émis l’hypothèse ci‑après : « [i]l est possible que les membres du groupe ne veuillent lui faire aucun mal, mais qu’ils aient plutôt voulu lui offrir les incitations qui, selon les documents sur le pays, sont couramment utilisées pour amener les jeunes à se joindre à eux ». Selon la Commission, la menace de mort n’était pas nécessairement authentique et « il pourrait aussi bien s’agir d’une menace proférée pour veiller à ce que le demandeur d’asile accepte de rencontrer ces personnes afin qu’elles puissent l’inciter à se joindre à elles ».

[24]           Je reconnais avec le demandeur que les hypothèses de la Commission à cet égard n’étaient pas raisonnables et qu’elles ne tenaient compte ni du témoignage du demandeur ni de la preuve documentaire (Satiacum, au paragraphe 35). Dans le récit contenu dans son formulaire de renseignements personnels, le demandeur a déclaré que, deux jours après la seconde visite de membres du groupe Al Chabaab à son domicile, de jeunes gens de son voisinage qui avaient refusé de devenir membres du groupe [traduction« avaient été tués sur‑le‑champ ». À l’audience devant la Commission, le demandeur a aussi déclaré : [traduction« tous les jeunes hommes avec lesquels [le groupe Al Chabaab] prenait contact, y compris mes amis, qui ont dit “non” ont été tués ». La Commission n’a jamais rejeté cet élément de preuve ni contesté la crédibilité du demandeur en dépit du fait que cet élément de preuve contredit son hypothèse relative aux motifs pour lesquels le groupe Al Chabaab voulait rencontrer le demandeur.

[25]           De plus, la conclusion de la Commission selon laquelle le groupe Al Chabaab ne privilégie pas la violence pour recruter des membres semble se fonder sur une réponse à une demande d’information au sujet du groupe (SOM103871.EF), mais le contenu de ce document ne correspond pas à la conclusion de la Commission. En voici un extrait : « [d]e nombreuses sources expliquent qu’[Al Chabaab] a recours à de la violence et à des menaces de violence pour recruter les enfants et les jeunes […] et qu’il punit ou menace ceux qui résistent, ainsi que les membres de leur famille ». Le document confirme de plus que les adultes sont aussi recrutés de force et bien que le recours à des incitatifs comme de l’argent y soit mentionné, rien n’indique qu’il s’agit d’une méthode de recrutement privilégiée.

[26]           De plus, la Commission a refusé de façon déraisonnable d’accorder une quelconque portée à la menace de mort proférée contre le demandeur en émettant l’hypothèse qu’elle n’était peut‑être pas authentique. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 724, 103 DLR (4th) 1 [Ward], la Cour suprême a souligné ce qui suit : « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale ». Pour des raisons semblables, en l’espèce, le demandeur ne devrait pas être tenu de donner à ses persécuteurs allégués l’occasion de l’assassiner simplement pour prouver que leurs menaces de mort étaient fondées.

[27]           Le demandeur a aussi affirmé que la Commission n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve importants. Par exemple, la Commission a conclu que les membres de clans minoritaires ne se heurtent plus à des problèmes hors du commun. Bien que certaines sources laissent entendre que les membres de clans minoritaires plus faibles, comme les Ashraf, risquent d’être agressés dans le contexte de situations conflictuelles et que d’autres précisent que tous les groupes sont en danger, la Commission a estimé que la situation avait changé en 2006, année où les groupes islamiques ont défait une coalition de seigneurs de la guerre claniques. La Commission a conclu que ce renseignement était pertinent étant donné que la crainte subjective du demandeur était fondée sur une situation de guerre entre les clans et que « le conflit actuel est, du moins en apparence, une guerre entre des groupes qui interprètent différemment l’islam ». En ce qui concerne les crimes dont le demandeur a allégué que lui‑même et les membres de sa famille avaient été victimes, la Commission a affirmé que tous ces crimes étaient liés à l’argent et elle ne s’est pas estimée en mesure de conclure que la situation du demandeur comme membre d’un clan minoritaire en était la cause.

[28]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la Commission a commis une erreur dans son analyse d’éléments de preuve importants. Bien que la Commission soit présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL), au paragraphe 1 (CA)), ce qui comprend les éléments de preuve sur la situation dans le pays (voir : Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 190, au paragraphe 17 (CanLII)), cette présomption peut être réfutée si la Commission ne traite pas d’éléments de preuve importants qui contredisent directement ses conclusions (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, au paragraphe 38, [2012] 1 RCF 257, citant Cepeda‑Gutierrez, au paragraphe 17). De plus, bien que la Cour hésite parfois, pour diverses raisons pratiques, à inférer que les documents sur la situation dans les pays en cause n’ont pas été pris en compte (voir : p. ex., Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, aux paragraphes 35‑39, 24 Imm LR (4th) 81), je suis prêt à faire cette inférence en l’espèce pour les motifs ci‑après.

[29]           La Commission a conclu de façon raisonnable, en s’appuyant sur un document daté de 2009, que la nature du conflit militaire en Somalie avait changé en 2006, mais il est difficile de comprendre pourquoi cette source a amené la Commission à rejeter la preuve contenue dans un rapport de Landinfo selon lequel [traduction« tous les groupes ou clans qui ne sont pas suffisamment nombreux et qui ne disposent pas d’une véritable capacité militaire dans la région où ils vivent peuvent être considérés comme des minorités et être victimes d’agressions dans une situation de conflit » (cartable national de documentation (3 mai 2013), point 13.3 : Norvège, Landinfo : Country of Origin Information Centre, « Somalia: Vulnerability, minority groups, weak clans and individuals at risk » (21 juillet 2011)). Ce rapport, établi en 2011, faisait état de la situation en 2009, soit bien après la défaite des seigneurs de la guerre.

[30]           De plus, il existait dans la documentation sur le pays des éléments de preuve qui auraient pu étayer la demande, mais aucun d’entre eux n’a été mentionné par la Commission. Le clan des Ashraf, dont le demandeur est membre, fait partie d’un ensemble de groupes désigné collectivement par le terme « Benadiri », et le Département d’État des États‑Unis, dans son « Somalia 2012 Human Rights Report » [rapport de 2012 sur les droits de la personne en Somalie] (daté du 19 avril 2013), a formulé les observations suivantes :

[traduction]

Plus de 85 p. 100 de la population partageaient un patrimoine ethnique commun, la même religion et une culture influencée par le nomadisme. Dans la plupart des régions, les personnes appartenant à des groupes autres que le clan dominant étaient exclues d’une participation réelle aux institutions de l’État et faisaient l’objet de discrimination dans l’emploi, le système judiciaire et l’accès aux services publics.

Les groupes minoritaires comprenaient les Bantous (le plus grand groupe minoritaire), les Benadiri, les Rer Hamar, les Bravanais, les Swahili, les Tumal, les Yibir, les Yaxar, les Madhiban, les Hawrarsame, les Muse Dheryo, les Faqayaqub et les Gabooye. La coutume faisait obstacle aux mariages entre membres des groupes minoritaires et des clans dominants. Les groupes minoritaires, souvent dépourvus de milices armées, continuaient à faire l’objet de façon disproportionnée de meurtres, d’actes de torture, de viols, d’enlèvements contre rançon et leurs terres et propriétés d’actes de pillage, tandis que les auteurs de ces méfaits – milices de factions et membres de clans dominants – demeuraient impunis. De nombreuses collectivités minoritaires continuaient de vivre dans une grande pauvreté et d’être victimes de nombreuses formes de discrimination et d’exclusion.

[31]           Comme le Département d’État des États‑Unis dans son rapport, l’agence des frontières du Royaume‑Uni fait état de la situation dans une série de directives sur la Somalie datée d’octobre 2012 :

[traduction]

3.9.8    La recherche sur les droits des groupes minoritaires a révélé que les « collectivités minoritaires en Somalie sont exclues de la structure clanique traditionnelle de la majorité et, par conséquent, de la protection qu’offrent ces systèmes. À cause de la ségrégation sociale, de l’appauvrissement économique et des manipulations politiques, les populations minoritaires sont plus susceptibles d’être victimes de viols, d’agressions, d’enlèvements, et des diverses répercussions de la sécheresse, et de voir leurs biens saisis. » La même source nous apprend que les « groupes minoritaires, notamment les Bantous, les Benadiri et les collectivités chrétiennes, font l’objet d’agressions parce qu’ils pratiquent leur religion.

3.9.9    De plus, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en Somalie a expliqué qu’« aujourd’hui il n’existe aucune garantie de protection clanique en Somalie, particulièrement pour les membres de clans minoritaires et de groupes ethniques minoritaires qui sont vulnérables…

3.9.11  […] Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime que les Ashraf et les Bravanais risquent d’être persécutés à cause de leur origine ethnique ou de leur race parce qu’ils ne possèdent pas la capacité militaire suffisante pour se défendre et qu’ils ne profitent généralement pas de la protection des seigneurs de la guerre et des milices des clans plus importants en nombre. [Notes de bas de page omises]

[32]           Le défaut de la Commission d’avoir tenu compte de cet aspect de la demande jette un doute sur sa conclusion selon laquelle les gens qui ont agressé la famille du demandeur étaient motivés uniquement par l’appât du gain et qu’ils s’agissait d’actes de nature purement criminelle, étant donné que la Commission n’a jamais tenu compte des éléments de preuve portant sur les facteurs systémiques qui font en sorte qu’un groupe minoritaire comme celui auquel appartient le demandeur est facile à cibler.

[33]           Enfin, contrairement aux observations du défendeur selon lesquelles la Commission ne disposait que d’une preuve [traduction« ténue » pour évaluer le degré de risque auquel était exposé le demandeur à cause de sa religion, il n’était pas raisonnable que la Commission ne tienne aucunement compte de ce risque potentiel. À mon avis, la Commission, à bien des égards dans sa décision, n’a pas tenu compte correctement ou raisonnablement de l’incidence du statut du demandeur comme membre du clan des Ashraf et adepte du soufisme dans ses relations avec les membres des milices du clan Hawiye et du groupe Al Chabaab.

[34]           Dans son formulaire de renseignements personnels, le demandeur a uniquement déclaré qu’il craignait d’être persécuté à cause de son « appartenance à un groupe social » et de ses « opinions politiques ». Le défendeur insiste sur le fait que le demandeur n’a pas coché la case relative à la « religion » sur le formulaire, mais cette omission ne fait pas obstacle à l’allégation de crainte fondée sur la religion. En effet, comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans l’arrêt Ward, à la page 745, « il n’incombe pas au demandeur d’identifier les motifs de persécution. Il incombe à l’examinateur de déterminer si les conditions de la définition figurant dans la Convention sont remplies. »

[35]           Je suis d’avis, comme l’a soutenu le demandeur, que la possibilité d’un lien entre sa demande et la religion a été suffisamment soulevée devant la Commission. À l’audience, le commissaire a demandé au demandeur pour quelles raisons le groupe Al Chabaab le ciblerait, et le demandeur a répondu que c’était parce qu’il est un adepte du soufisme, une religion que ce groupe déteste. De plus, lorsqu’il a présenté ses arguments à la fin de l’audience, le conseil du demandeur a mentionné expressément la religion comme motif de persécution. La Commission n’a en aucun temps explicitement reconnu ni adéquatement examiné cet aspect de la demande. Par conséquent, le défaut de la Commission de traiter de cette question n’était pas raisonnable.

[36]           Vu les motifs qui précèdent, il n’est pas nécessaire que je traite des observations et arguments des parties relatifs au paragraphe 108(4) de la Loi.

VI.             Conclusion

[37]           Je conclus que la décision de la Commission n’était pas raisonnable et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée étant donné qu’aucune demande n’a été formulée en ce sens par les parties.

[38]           Le demandeur, dans son mémoire des faits et du droit, a demandé les dépens. Cependant, l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés prévoit que des dépens ne sont adjugés que si des « raisons spéciales » justifient qu’une ordonnance contraire soit rendue par le juge (voir Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, aux paragraphes 6‑7, 423 NR 228). Il n’existe pas de raisons spéciales de cette nature en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à une formation différente de la Commission pour réexamen. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM‑5723‑13

 

INTITULÉ :

YUSUF AXMED KULMIYE

c

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Eve Sehatzadeh

 

pour le demandeur

 

Rafeena Rashid

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Sehatzadeh

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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